•  Les choses n’allaient pas bien. Aussi décida-t-on de réunir un « Grenelle » de la Vie en faisant appel à des experts venus de tous horizons et même au-delà : des philosophes (il faut bien que la philosophie serve à quelque chose), des démographes nantis de leurs courbes, des économistes (pour faire les calculs, pas pour des prévisions), des politiques (dont Balladur, Rocard et Lang), des syndicats représentatifs (de quoi ?), des représentants de la société civile (dont Hallyday), des communicants (il y en a partout, pourquoi pas là) des astrologues (on ne sait jamais), et quatre ratons laveurs (qui peut le plus peut le moins).

    Cette docte assemblée constata des évidences (c’est souvent le cas) :

    Dès que les jeunes prennent conscience d’eux-mêmes, beaucoup (nous ne parlons pas des marginaux qui acquièrent rapidement une indépendance aux dépens des autres) passent l’essentiel de leur temps enfermés dans des établissements austères, à étudier, même chez eux, à préparer des examens ou des concours, à apprendre un métier, à chercher un poste ou à faire des petits boulots s’ils n’en trouvent pas ou s'ils ont été licenciés.

    Plus tard, dans le meilleur des cas, les gens se marient, doivent élever des enfants, divorcer, payer une pension, enterrer leurs parents et gravir péniblement les échelons d’une éventuelle carrière.

    A la fin, lorsqu’ils sont plus ou moins satisfaits de leur situation (je parle des meilleurs cas), ils partent à la retraite ou sont obligés de la prendre (je ne parle pas des politiciens que l’on est parfois amené à abattre pour ne plus les voir). Et que se passe-t-il alors ? Ils ne font plus grand-chose, certains s’ennuient et regardent leur corps dépérir au point de se suicider.

    Cette docte assemblée constata donc que la jeunesse qui possède tous les atouts pour jouir de la vie, perdait beaucoup de temps à ne pas en jouir, alors qu’au-delà de la maturité on avait le temps d’en jouir mais pas toujours les possibilités mentales et physiques pour le faire.

    Le « Grenelle » de la Vie proposa donc d’inverser le processus : laisser tout le temps aux jeunes pour s’éclater et demander, dès la maturité, aux anciens, tant qu’ils en sont capables, d’étudier et de travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive.

    C’est ainsi que les jeunes entretenus par leurs aînés furent heureux et eurent beaucoup d’enfants qu’ils confièrent aux vieux, parfois contents d’entendre leurs rires et le plus souvent satisfaits d’être utiles.  

     


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  • Il arriva un jour où les usines devinrent désertes, ceux qui y travaillaient furent, les uns licenciés, les autres suicidés, les suicides étant devenus très tendance au début du XXIe siècle. Les rescapés devinrent pour la plupart chômeurs s’ils ne trouvaient pas un poste dans le monde des supermarchés qui écoulaient alimentation et produits fabriqués dans les pays affamés.

    Cependant dans le cadre des plans sociaux, on utilisa par bonté d’âme les bâtiments vides des usines comme refuges pour les chômeurs devenus sans domicile, ce qui avait l’avantage de ne pas trop les désorienter.

     

    Cette évolution atteignit peu à peu le monde entier, car après avoir délocalisé les entreprises sous d’autres cieux, les dirigeants, toujours pour augmenter les bénéfices et satisfaire les actionnaires, finirent par se heurter ailleurs aux mêmes problèmes et par appliquer les mêmes solutions : se débarrasser des hommes.

     

    Sans hommes la plupart des usines finirent par ne plus rien produire, dans le strict respect de l’écologie, ce qui n’avait qu’une importance relative car la plupart de gens ne pouvaient plus rien acheter de superflu et auparavant ces usines ne fabriquaient pour l’essentiel que du superflu.

     

    Dans un premier temps les actionnaires continuèrent à toucher des dividendes sur des produits financiers que les banques se refilaient les unes aux autres, puis un jour on s’aperçut que ces produits et les actions ne correspondaient plus à rien, à rien du tout. En tuant l’homme aux œufs d’or, la valeur de l’action devint celle du vide numérique.

     

    C’est alors que les dirigeants remarquèrent que les usines emplies de chômeurs ressemblaient bigrement à des casernes, ce qui leur donna une idée pour, dans un même mouvement patriotique et guerrier, relancer la production et se débarrasser des chômeurs[1]

    Ce n’est qu’une fable, toute ressemblance avec des faits historiques ne serait que pure coïncidence.


    [1] Voir pour la suite « Histoire optimiste » dans les « Bâtons rompus »


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    A l’entrée de l’hypermarché était écrit sur un panneau : « De même que tu n’as le temps, à l’heure de la mort, de méditer sur le fait d’avoir tort ou raison, de même tu ne le saurais non plus dans la vie désespérée. Il suffit que les flèches s’ajustent exactement aux plaies qu’elles ont faites. » (Franz Kafka, Journal intime).

    Perplexe, j’entrai. Il y avait peu de monde et les caisses automatiques étaient libres, mais peut-on parler de liberté pour une caisse automatique ? J’avisai un vigile les poings dans les poches comme pour dissimuler une arme prohibée et lui demandai que voulait dire cette phrase énigmatique. Il me répondit qu’il n’en savait rien et que pourtant il avait fait des études, mais qu’il devait se contenter de cette place de vigile n’ayant pas trouvé un poste dans la mécanique. Pourtant, lui dis-je, les mécaniciens sont recherchés et il me rétorqua : pas dans la mécanique quantique. Je lui demandai alors pourquoi il y avait si peu de monde et il me répondit que c’était à cause du panneau, des gens hésitaient devant le nom de Kafka à entrer dans l’hypermarché, craignant de ne pouvoir en sortir. Alors pourquoi l’avoir mis ? C’est le directeur dit-il, il a horreur de la foule, il souffre d’agoraphobie et le vigile, qui semblait s’ennuyer sans ses quanta, me fit la confidence que le rêve du directeur était de tenir une petite épicerie où il connaîtrait tous ses clients et où il offrirait des bonbons à leurs enfants. Je lui dis alors qu’il est bien tard pour lui et qu’une fois les flèches tirées, les plaies sont faites.


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  • Un jour, les économistes – dont on connait la clairvoyance - prirent pleinement conscience d’un fait bien connu : ce qui coûte cher, ce sont les hommes. Il faut les payer, dépenser pour assurer leur sécurité et même engloutir des sommes injustifiées lorsqu’ils ne font plus rien.

    Bien sûr, la première solution venant à l’esprit est de faire fabriquer les choses par des hommes ou mieux, des enfants, dont on n’assure que la survie. Cette solution a été appelée du charmant nom de « délocalisation » dans le pays qui fermait ses entreprises et du vilain nom d’ « exploitation » dans le pays qui les recevait (mais ce pays bien content de les recevoir s’empressait de bannir ce mot de son vocabulaire). Cependant, cette solution ne pouvait être que provisoire car ces hommes locaux finiraient un jour ou l’autre, dans leur inconscience, par réclamer leur dû.

    D’où l’idée simple des économistes : produire et distribuer sans intervention humaine. On utiliserait d’abord les hommes pour fabriquer les machines et les robots, puis on n’en conserverait que quelques-uns pour assurer leur maintenance. Ceux qui possèderaient ce parc robotique pourraient gérer l’économie de façon rationnelle.

    Mais me direz-vous : il ne sert à rien de fabriquer des choses si personne n’a la possibilité de les acheter ? C’est vrai qu’en matière d’économie, ce qui est embarrassant c’est l’Humanité.  Mais c’est là que les économistes pourront atteindre leur rêve. En séparant production/distribution d’un côté et les hommes de l’autre, l’économie deviendrait plus simple, prévisible, calculable, enfin mathématique. Ceux qui possèderaient les machines ou les politiques qu’ils mettront au pouvoir (les uns pouvant être également les autres) financeraient les hommes - enfin devenus intégralement des consommateurs - uniquement pour acheter des produits qui seront ensuite recyclés par des machines (car les économistes ont aussi la fibre écologiste, personne n’est parfait). Matières premières, produits et argent circuleraient en circuit fermé. L’économie marcherait toute seule.

    Mais me direz-vous : la part de chacun pour consommer risque de s’amenuiser avec le temps ? En effet, surtout si la part que se réservent les distributeurs grandit, ce qui peut conduire à des protestations. Les économistes ont bien conscience du problème et espèrent un jour remplacer les consommateurs par des machines qui, elles, ne protestent pas.

    Attention ! Ceci n’est qu’une fable.


    Illustration : "Portrait d'un banquier' par Jan Gossaert dit Mabuse


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  • Il avait remarqué que les uns gagnaient du temps alors que d’autres le gaspillaient ou même le perdaient. Sachant que le temps était de l’argent et que les gens couraient après, il eut la lumineuse idée de devenir banquier de temps. L’idée était bonne mais la réalisation malaisée.

    Comment se procurer du temps ? On ne peut pas demander au temps de suspendre son vol et de tomber comme un oiseau mort dans un coffre ouvert et il n’est pas honnête de voler le temps des autres, bien que rien ne soit impossible à un banquier compétent. Le mieux eût été que les gens ayant trop de temps inoccupé le déposent chez lui, mais ceux qui ont du temps à perdre sont en général vieux et n’ont aucunement l’intention d’amputer le peu de temps qui leur reste, même s’ils ne l’occupent pas. Les actifs n’ont pas de temps à eux alors qu’ils travaillent dur pour en avoir et les jeunes le gaspillent sans le mettre de côté car ils en ont beaucoup devant eux. Les chômeurs, voilà une catégorie intéressante, ils peuvent donner leur temps, ils en ont et ne savent qu’en faire, sauf à rechercher un travail où ils perdront leur temps.

    Mais un fois le temps déposé comment pourrait-il le faire fructifier ? On ne peut pas simplement contempler le temps qui passe, c’est sans intérêt et ça ne rapporte donc rien. Le temps ce n’est qu’un vase, il faut le remplir. Certains passent leur temps à le remplir d’argent qu’ils déversent ensuite dans les vases communicants des banques et les plus nombreux, à vider le peu qu’ils y ont mis et à racler ensuite le fond.

    Alors notre apprenti banquier compris qu’il se heurtait là à une question fondamentale de la vie et comme il n’était pas philosophe, il abandonna la partie avec la sensation très nette d’avoir perdu son vase.


    (Illustration d'Ali Baba et les 40 voleurs par Imak El Khanza)

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  • Otto Dix "Les noctambules"

    C’était un grand chasseur derrière l’Eternel. Sa fortune que d’autres avaient amassée, le lui permettait. Il n’avait de cesse de le chercher et de le tuer. Il le cherchait partout. Surtout la Nuit où le pourchassé passait plus lentement. Il le cherchait dans les yeux des femmes dont il changeait souvent et dont le regard montrait que lui aussi changeait. Il le cherchait dans les réunions mondaines en subissant  patiemment  des conversations aussi vaniteuses que vaines. Il le cherchait dans les bars, les fesses perchées sur un haut tabouret, en essayant les nouveaux mélanges qu’il vidait avec application. Il le cherchait autour des tables de jeu où il perdait avec obstination. Il le cherchait sur les routes au volant de son bolide dont il se lassait vite, sur des skis dans la neige des montagnes où il croisait les mêmes gens, dans son voilier qu’il exposait dans les ports à la mode et les gens qui n’avaient rien et qu’il ne croisait pas, regardaient en passant.

    Il a cherché toute sa vie à tuer le Temps et ce qui devait arriver arriva, c’est le Temps qui le tua.  Quelle misère !


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    Fernand Léger : "La ville"

    Les banlieues des grandes villes posaient depuis longtemps des problèmes à ceux qui nous gouvernent et ce, quel que soit le gouvernement. Certes, certains en tiraient avantage et trouvaient là l’occasion de montrer leurs muscles, de préférence avant une élection, mais dans l’ensemble la banlieue restait toujours un sac de nœuds.

    Pourquoi ? Parce que la banlieue est sensible. Non, il ne s’agit pas de la sensibilité du romantique, la banlieue n’est pas romantique, elle est malade. La banlieue est sensible dans le sens médical : quand on la touche, elle s’agite et parfois elle crie lorsqu’on  appuie là où ça fait mal. En médecine lorsqu’un organe ne peut être sauvé, lorsqu’il n’est pas indispensable et qu’il risque de perturber le reste de l’organisme, on l’ampute.

    C’est ainsi qu’un jour, nos gouvernants pensèrent que pour défaire les nœuds contenus dans le sac des banlieues, la solution la plus simple était de supprimer le sac et son contenu, c’est à dire les banlieues elles-mêmes.

    On commença par le Grand Paris en réalisant une métropole allant jusqu’au Havre, englobant villes et banlieues, ces dernières cessant ainsi de l’être.  Bien sûr, cette tentative fut un échec, car une nouvelle banlieue se créa en périphérie du Grand Paris. Il fut donc décidé de créer de grandes métropoles sur tout le territoire : Grand Lille, Grand Lyon, Grand Marseille, Grand Bordeaux…etc.…Bien entendu autour de chaque nouvelle métropole se créaient de nouvelles banlieues, mais admirez la sagesse de nos gouvernants : il arriva un  jour où toutes ces grandes métropoles se rejoignirent, rejetant à la mer ou aux frontières les banlieues qui prétendaient à nouveau se créer.

    C’est ainsi que depuis on voit des banlieusards entassés sur des bateaux de fortune tenter de rejoindre les côtes et d’autres franchir les frontières cachés dans des camions.


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  • George Grosz "La cité"

    Un jour, les autorités, les marchands, les assureurs  manifestèrent une certaine lassitude devant les manifestations itératives défilant dans les rues des grandes villes, bloquant la circulation des sacro-saintes voitures et se terminant le plus souvent par quelques bris divers fomentés par des queues encagoulées (Honni soit qui mal y pense !).

    Certes, des mesures énergiques et intelligentes avaient été prises comme l’interdiction des cagoules, mais faire retirer les cagoules à ceux qui voulaient les garder se révéla une source supplémentaire de heurts avec les forces de l’ordre et certains trublions renoncèrent à la cagoule pour s’affubler de foulards du meilleur effet et parfois de perruques féminines qui les faisaient ressembler à des catcheuses en les rendant méconnaissables dans la plus stricte légalité, le choix du sexe faisant partie des libertés reconnues.

    Les manifestations des villes étant devenues intolérables, les autorités, s’inspirant du penseur Alphonse Allais, décidèrent de les mettre à la campagne. Elles prirent conseil auprès des spécialistes en la matière : les organisateurs de rave parties.

    Des espaces champêtres furent donc aménagés, des circuits de cars organisés et seules les drogues politiques furent tolérées.

    Les manifestants pouvaient ainsi défiler dans un air pur, brandir des banderoles, crier des slogans, chanter à pleine voix sans gêner quiconque. Les éventuels sauvageons qui n’avaient plus rien à casser, se cassèrent.

    Quant aux manifestants, d’abord réticents, ils acceptèrent finalement cette solution qui leur permettait de passer une journée à la campagne et de griller quelques merguez.

    Bien sûr, leurs slogans et leur colère ne pouvaient pas être entendus des ministères, mais comme ils ne l’étaient pas davantage lorsqu’ils défilaient en ville, cela ne changeait pas grand chose.


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  • John Sloan : "Nuit d'élection"


    Un jour, le suffrage universel fût supprimé. Dans les pays plus ou moins totalitaires, près de la totalité des électeurs votaient régulièrement pour l’homme ou la femme (beaucoup plus rarement) déjà au pouvoir par un élan unanime qui tenait du miracle et dans les pays dits démocratiques, il était finalement apparu dangereux de donner carte blanche pour plusieurs années à quelques-uns habilités à prendre des décisions pour tous et que la plupart contestaient par la suite. La sanction de l'élection suivante s'étant révélée insuffisante : les élus avaient le temps de faire leurs bêtises, d'étaler leurs incompétences et de créer des situations difficiles à corriger par les suivants. Les uns utilisaient ainsi l'essentiel de leur mandat à défaire ce que les autres avaient fait. On s'était aussi aperçu que les gens votaient plus par fidélité que par choix et qu'ils pardonnaient à leurs candidats ce qu'ils n'auraient pas pardonné à leurs adversaires.

    A cette situation illogique et inefficace vint s'ajouter le constat que nombre d'hommes politiques censés gouverner, ne le faisaient qu'en fonction des résultats des sondages, mais que ces résultats étaient plus ou moins valables et plus ou moins partiaux.

    La solution était simple,  évidente et parfaitement démocratique : les hommes politiques, intermédiaires incertains et vantards (comment ne pas l'être si l'on veut être élu), furent supprimés ou convertis en fonctionnaires non élus, recrutés par concours et révocables par sondage. Le rôle de ce corps d’état devint celui d'appliquer et de réaliser les décisions issues des sondages. Ceux-ci, permanents, bien organisés, institutionnels et contrôlés, cessèrent d'être anarchiques et téléguidés et purent représenter les opinions de la majorité de la population dont le pragmatisme rangea dans les oubliettes de l’histoire les idéologies fumeuses et fumantes qui traînaient encore dans la tête de certains.

    Partis et syndicats n’avaient plus lieu d’être. Les journalistes et les intellectuels devinrent indépendants (c’est là où l’on rencontra les plus grandes difficultés), leur rôle fût de rapporter les faits et d’exposer les arguments pour permettre aux sondés de répondre aux questions (toujours multiples pour éviter l’ambiguïté) en toute connaissance de cause.

    Et c’est ainsi que les statistiques prirent le pouvoir.[1]



    [1] Ceci n’est qu’une fable.


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  • Miroir, Ô miroir du harem

    Du beau Palais de Topkapi,

    Tu reflètes ceux que j’aime,

    Protège et prolonge leur vie,

    Même s’ils te tournent le dos.

    Mais c’est idiot ! – Quoi ? De souhaiter longue vie au siens ? – Non, de le demander à un miroir dont personne ne dit qu’il a des pouvoirs – Mais si quelqu’un le disait, en aurait-il ? – Comment le savoir ? – Donc, si je lui attribue des pouvoirs, personne ne peut démontrer le contraire. – Pas plus que de démontrer qu’il en a, mais avec un tel raisonnement  on pourrait croire en n’importe quoi ! C’est absurde. – Pas plus que le pari de Pascal.

     


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