• Otto Dix "Les noctambules"

    C’était un grand chasseur derrière l’Eternel. Sa fortune que d’autres avaient amassée, le lui permettait. Il n’avait de cesse de le chercher et de le tuer. Il le cherchait partout. Surtout la Nuit où le pourchassé passait plus lentement. Il le cherchait dans les yeux des femmes dont il changeait souvent et dont le regard montrait que lui aussi changeait. Il le cherchait dans les réunions mondaines en subissant  patiemment  des conversations aussi vaniteuses que vaines. Il le cherchait dans les bars, les fesses perchées sur un haut tabouret, en essayant les nouveaux mélanges qu’il vidait avec application. Il le cherchait autour des tables de jeu où il perdait avec obstination. Il le cherchait sur les routes au volant de son bolide dont il se lassait vite, sur des skis dans la neige des montagnes où il croisait les mêmes gens, dans son voilier qu’il exposait dans les ports à la mode et les gens qui n’avaient rien et qu’il ne croisait pas, regardaient en passant.

    Il a cherché toute sa vie à tuer le Temps et ce qui devait arriver arriva, c’est le Temps qui le tua.  Quelle misère !


    14 commentaires
  •  


    Fernand Léger : "La ville"

    Les banlieues des grandes villes posaient depuis longtemps des problèmes à ceux qui nous gouvernent et ce, quel que soit le gouvernement. Certes, certains en tiraient avantage et trouvaient là l’occasion de montrer leurs muscles, de préférence avant une élection, mais dans l’ensemble la banlieue restait toujours un sac de nœuds.

    Pourquoi ? Parce que la banlieue est sensible. Non, il ne s’agit pas de la sensibilité du romantique, la banlieue n’est pas romantique, elle est malade. La banlieue est sensible dans le sens médical : quand on la touche, elle s’agite et parfois elle crie lorsqu’on  appuie là où ça fait mal. En médecine lorsqu’un organe ne peut être sauvé, lorsqu’il n’est pas indispensable et qu’il risque de perturber le reste de l’organisme, on l’ampute.

    C’est ainsi qu’un jour, nos gouvernants pensèrent que pour défaire les nœuds contenus dans le sac des banlieues, la solution la plus simple était de supprimer le sac et son contenu, c’est à dire les banlieues elles-mêmes.

    On commença par le Grand Paris en réalisant une métropole allant jusqu’au Havre, englobant villes et banlieues, ces dernières cessant ainsi de l’être.  Bien sûr, cette tentative fut un échec, car une nouvelle banlieue se créa en périphérie du Grand Paris. Il fut donc décidé de créer de grandes métropoles sur tout le territoire : Grand Lille, Grand Lyon, Grand Marseille, Grand Bordeaux…etc.…Bien entendu autour de chaque nouvelle métropole se créaient de nouvelles banlieues, mais admirez la sagesse de nos gouvernants : il arriva un  jour où toutes ces grandes métropoles se rejoignirent, rejetant à la mer ou aux frontières les banlieues qui prétendaient à nouveau se créer.

    C’est ainsi que depuis on voit des banlieusards entassés sur des bateaux de fortune tenter de rejoindre les côtes et d’autres franchir les frontières cachés dans des camions.


    4 commentaires
  • George Grosz "La cité"

    Un jour, les autorités, les marchands, les assureurs  manifestèrent une certaine lassitude devant les manifestations itératives défilant dans les rues des grandes villes, bloquant la circulation des sacro-saintes voitures et se terminant le plus souvent par quelques bris divers fomentés par des queues encagoulées (Honni soit qui mal y pense !).

    Certes, des mesures énergiques et intelligentes avaient été prises comme l’interdiction des cagoules, mais faire retirer les cagoules à ceux qui voulaient les garder se révéla une source supplémentaire de heurts avec les forces de l’ordre et certains trublions renoncèrent à la cagoule pour s’affubler de foulards du meilleur effet et parfois de perruques féminines qui les faisaient ressembler à des catcheuses en les rendant méconnaissables dans la plus stricte légalité, le choix du sexe faisant partie des libertés reconnues.

    Les manifestations des villes étant devenues intolérables, les autorités, s’inspirant du penseur Alphonse Allais, décidèrent de les mettre à la campagne. Elles prirent conseil auprès des spécialistes en la matière : les organisateurs de rave parties.

    Des espaces champêtres furent donc aménagés, des circuits de cars organisés et seules les drogues politiques furent tolérées.

    Les manifestants pouvaient ainsi défiler dans un air pur, brandir des banderoles, crier des slogans, chanter à pleine voix sans gêner quiconque. Les éventuels sauvageons qui n’avaient plus rien à casser, se cassèrent.

    Quant aux manifestants, d’abord réticents, ils acceptèrent finalement cette solution qui leur permettait de passer une journée à la campagne et de griller quelques merguez.

    Bien sûr, leurs slogans et leur colère ne pouvaient pas être entendus des ministères, mais comme ils ne l’étaient pas davantage lorsqu’ils défilaient en ville, cela ne changeait pas grand chose.


    18 commentaires

  • John Sloan : "Nuit d'élection"


    Un jour, le suffrage universel fût supprimé. Dans les pays plus ou moins totalitaires, près de la totalité des électeurs votaient régulièrement pour l’homme ou la femme (beaucoup plus rarement) déjà au pouvoir par un élan unanime qui tenait du miracle et dans les pays dits démocratiques, il était finalement apparu dangereux de donner carte blanche pour plusieurs années à quelques-uns habilités à prendre des décisions pour tous et que la plupart contestaient par la suite. La sanction de l'élection suivante s'étant révélée insuffisante : les élus avaient le temps de faire leurs bêtises, d'étaler leurs incompétences et de créer des situations difficiles à corriger par les suivants. Les uns utilisaient ainsi l'essentiel de leur mandat à défaire ce que les autres avaient fait. On s'était aussi aperçu que les gens votaient plus par fidélité que par choix et qu'ils pardonnaient à leurs candidats ce qu'ils n'auraient pas pardonné à leurs adversaires.

    A cette situation illogique et inefficace vint s'ajouter le constat que nombre d'hommes politiques censés gouverner, ne le faisaient qu'en fonction des résultats des sondages, mais que ces résultats étaient plus ou moins valables et plus ou moins partiaux.

    La solution était simple,  évidente et parfaitement démocratique : les hommes politiques, intermédiaires incertains et vantards (comment ne pas l'être si l'on veut être élu), furent supprimés ou convertis en fonctionnaires non élus, recrutés par concours et révocables par sondage. Le rôle de ce corps d’état devint celui d'appliquer et de réaliser les décisions issues des sondages. Ceux-ci, permanents, bien organisés, institutionnels et contrôlés, cessèrent d'être anarchiques et téléguidés et purent représenter les opinions de la majorité de la population dont le pragmatisme rangea dans les oubliettes de l’histoire les idéologies fumeuses et fumantes qui traînaient encore dans la tête de certains.

    Partis et syndicats n’avaient plus lieu d’être. Les journalistes et les intellectuels devinrent indépendants (c’est là où l’on rencontra les plus grandes difficultés), leur rôle fût de rapporter les faits et d’exposer les arguments pour permettre aux sondés de répondre aux questions (toujours multiples pour éviter l’ambiguïté) en toute connaissance de cause.

    Et c’est ainsi que les statistiques prirent le pouvoir.[1]



    [1] Ceci n’est qu’une fable.


    14 commentaires

  • Miroir, Ô miroir du harem

    Du beau Palais de Topkapi,

    Tu reflètes ceux que j’aime,

    Protège et prolonge leur vie,

    Même s’ils te tournent le dos.

    Mais c’est idiot ! – Quoi ? De souhaiter longue vie au siens ? – Non, de le demander à un miroir dont personne ne dit qu’il a des pouvoirs – Mais si quelqu’un le disait, en aurait-il ? – Comment le savoir ? – Donc, si je lui attribue des pouvoirs, personne ne peut démontrer le contraire. – Pas plus que de démontrer qu’il en a, mais avec un tel raisonnement  on pourrait croire en n’importe quoi ! C’est absurde. – Pas plus que le pari de Pascal.

     


    10 commentaires
  •   

    Anniversaire

    Chagall « Anniversaire »

    Lorsqu’il se réveilla ce matin-là, il vit venir un ange, un peu maladroit, ses grandes ailes le gênant pour marcher (non, ce n’était pas un albatros) et arrivé, cahin-caha,  au pied de son lit, la créature céleste lui proposa une nouvelle tranche de vie.

    Il répondit que la précédente ne lui avait pas déplu et qu’il ne cracherait pas dessus. L’ange approuva de ses ailes, car les gens n’étaient pas toujours contents de ce qu’ils avaient eu et il devait parfois remporter sa tranche au ciel quand les gens trouvaient leur vie amère.

    Et l’ange découpa soigneusement dans le gâteau d’anniversaire une tranche de vie pour un an.

    Le voyant faire, il demanda timidement s’il ne pouvait pas en couper davantage. Mais l’ange répondit qu’être trop gourmand ne serait pas sage, qu’il fallait se contenter de ce qui était donné et le savourer lentement pour ne pas avaler de travers, un accident est si vite arrivé et il serait dommage de ne pas terminer la tranche de vie de l’année.

    Sur ces paroles, l’ange mit une bougie de plus sur le gâteau entamé et plus à l’aise dans l’air que sur le sol, s’envola en lui souhaitant un bon anniversaire.


    16 commentaires
  • Il était une fois, il y a fort longtemps, au temps des rois mérovingiens qui n’en fichaient pas lourd, un moine du nom de Fiacre d’origine irlandaise qui, accusé de sorcellerie,  fut convoqué par son évêque. En attendant l’entretien, le moine s’assit sur une grosse pierre devant l’église et il y resta plusieurs jours. Innocenté et échappant ainsi au cul-de-basse-fosse, il put enfin rejoindre son ermitage. Mais la pierre qu’il avait honorée de ses fesses devint miraculeuse : il suffisait de s’asseoir dessus et de prier pour guérir de ses hémorroïdes qui devint le « mal de saint Fiacre » et saint Fiacre fut promu au rang de patron protecteur de la proctologie (il est également celui des jardiniers).

    Le village de Saint-Fiacre-en-Brie, où il repose, devint un lieu de pèlerinage pour les malades souffrant de maladies proctologiques et on dit dans les annales que le roi Louis XIII s’y rendit.

    Au XVIIe siècle, un loueur de voitures attelées avec cocher installé à Paris en face d’un hôtel à l’enseigne du saint donna son nom à ses voitures.

    La moralité de cette légende est double :

    D’abord, ne restez pas trop longtemps le siège sur une pierre pour ne pas avoir à redouter de vous asseoir.

    Ensuite, si vous faites un long trajet en voiture (sans cocher pour les gens normaux), arrêtez-vous toutes les deux heures pour lever votre siège du siège et vous reposer[1], c’est le fondement d’une bonne conduite.



    [1] Je n’ai aucun conflit d’intérêt avec la Prévention Routière.


    10 commentaires
  • Il y avait sur les hauteurs de l’Olympe une divinité que les humains respectaient au point d’y sacrifier  tout ce qu’ils possédaient et même parfois leur vie. Rien ne se faisait sans son aval, tout était fait pour la respecter. Les mécréants qui osaient douter de sa bienfaisance et pensaient que tous les sacrifices que l’on déposait à ses pieds ne provoquaient en retour que peu de bienfaits, étaient foudroyés sur le champ par les dévots.

    Ce Dieu tout puissant s’appelait Marché. Il avait  deux filles : Concurrence, la fanfaronne, dont on attendait monts et merveilles et Finance l’évaporée qui passait son temps dans des îles paradisiaques. Marché avait également un fils, Monopole, dont il était fier car il avait bien réussi dans le monde. On disait que Concurrence et Monopole ne s’entendaient pas, en réalité le frère et la sœur s’écrivaient en secret et Marché, paternel, fermait les yeux.

    Marché n’était pas contre les écarts, lui-même descendait parfois sur terre en parachute doré pour se farcir quelques humains, hommes et femmes sans distinction, car il était licencieux, mais il leur faisait croire que c’était pour leur bien, pour les protéger du redoutable Protectionnisme qui ne chercherait qu’à les enfermer.

    Marché avait ses prêtres qui lui étaient tout acquis, quoi qu’il fasse, il n’était pas ingrat envers eux et les récompensait de leur fidélité en leur laissant prendre une part des offrandes que les crédules déposaient à ses pieds dans les temples des banques.

    Mais les hommes depuis longtemps ne croient plus aux divinités de l’Olympe. Ce sont des fables que l’on raconte pour faire peur aux enfants.


    14 commentaires
  • Un jour, un travailleur social déroba le Sens de la Vie. Il le cherchait depuis longtemps car les gens lui demandaient souvent de le montrer. Or il le trouva par hasard, caché entre les pages d’un livre de philosophie (les philosophes s’intéressent beaucoup au Sens de la Vie), qu’un très vieux monsieur, en descendant à la station Père-Lachaise, avait oublié sur une banquette lacérée de la rame de métro.

    Possédant enfin le Sens de la Vie, pour gagner du temps, il mourût.

    En tant que travailleur social il avait acquis le droit syndical d’aller au Paradis. Mais là, le Patron fit des difficultés : n’avait-il pas commis un larcin ? Alors on le fit attendre dans le Purgatoire, qui n’est qu’un long couloir avec des chaises pliantes, pendant que l’On se penchait sur son cas, comme dans toute administration.

    Mais le travailleur social avait emporté dans son sac à dos ce qu’il avait dérobé dans le métro et qu’on lui avait laissé par mégarde (comme quoi, quoi qu’on dise, personne n’est parfait) et pendant qu’il attendait, sur terre, la Vie n’avait plus de Sens. Si certains continuaient dans le bon Sens, à naître avant de mourir, d’autres mourraient avant de naître. Lorsque le Patron s’aperçut que des nouveau-nés sortaient des tombeaux (ce qui, avouons-le, n’est pas très sensé), Il déboula dans le couloir, prit le sac à dos (orné de la tête barbue de Che Guevara) et le vida sur terre.

    Depuis les Hommes continuent à chercher en vain le Sens de la Vie, en se faisant beaucoup d’illusions,  car il y a de fortes chances qu’il soit tombé dans les profondeurs des mers.  


    12 commentaires
  •   
    Il était une fois un petit roi qui se prenait pour le nombril du monde. Il faisait la leçon aux autres rois et leur donnait des conseils. Il donnait même des conseils à l’Empereur.

    Or l’Empereur ne savait pas très bien qui était ce petit roi plein de suffisance. Il demanda donc à son chambellan de lui montrer le pays où ce petit roi si entreprenant régnait sans partage. En le voyant l’Empereur s’exclama : « Mais son peuple est dans la rue, c’est sans doute pour l’acclamer ! » « Non sire » répondit le chambellan « C’est pour le huer ». Ah ! fit l’Empereur et il ajouta, après un instant de réflexion, car c’était un Empereur qui réfléchissait avant d’agir : « Vous me direz tout ce qu’il fait, afin de faire le contraire ».

    Le petit roi, à qui on rapporta ces propos, se rengorgea et dit à son entourage en bombant le torse : « Vous voyez bien que l’Empereur suit mes conseils ! »


    16 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique