• Les désespérés professionnels

    Les désespérés professionnels

    En lisant un billet de Roland Jaccard dans Causeur, écrivain que je ne connais pas, j’ai d’abord appris que « Freud disait qu’à New York, il avait été enchanté par cette publicité pour une entreprise de pompes funèbres : « À quoi bon vivre, quand on peut être enterré pour cinquante dollars ? ». Et Jaccard de raconter, pour illustrer son pessimisme, cette anecdote :  étant dans un chalet en montagne par une nuit glaciale alors qu’il avait quinze ans avec une quinzaine de copains, il leur a demandé ce qu’ils feraient si on leur demandait de sortir par cette nuit glaciale et de marcher deux heures pour appuyer sur un bouton, seule issue pour sauver l’humanité. Tous ses amis ont répondu qu’ils seraient prêts à tout risquer pour sauver l’humanité. Le jeune Jaccard fut étonné de se retrouver être le seul partisan de l’extinction de l’humanité. J’ajoute que le chalet où ils se trouvaient appartenait à ses parents et qu’il était donc dans une situation sociale apparemment enviable.

    Bien entendu, Jaccard fait référence à Cioran et à Schopenhauer (qu’il n’avait pas encore lus à l’époque)

    Jaccard a 79 ans, Cioran est mort à 84 ans, et Schopenhauer est mort à 72 ans, à une époque où la longévité moyenne était très inférieure.

    C’est à dire que Jaccard s’est rangé très tôt dans les rangs des désespérés professionnels, horrifiés par l’Humanité et souhaitant son extinction, attitude qui leur a permis de créer une œuvre et d’en vivre longtemps. Des œuvres que j’apprécie en raison de leur causticité du moins pour ce qui concerne Cioran car je n’ai jamais lu un livre de Jaccard et très peu l’œuvre de Schopenhauer.

    Bien sûr l’Humanité a deux faces : l’une est authentiquement horrible, barbare et stupide, mais l’autre peut être si belle, à la fois par l’existence d’êtres humains remarquables, et de créations admirables.

    On ne peut s’empêcher de penser que Cioran et compagnie ont adopté des postures avantageuses, orgueilleuses et méprisantes, mais dont le désespoir n’allait pas jusqu’à les pousser à attenter à leur propre vie.

    Il y a quelques années, un garçon de vingt ans, étudiant en médecine, fils d’un de mes amis, s’est jeté par la fenêtre du deuxième étage de la maison de ses parents à qui il avait déclaré quelques mois auparavant que l’Humanité le dégoûtait et qu’il ne comprenait pas cette vie.

    Illustration ; Courbet : "Le désespéré"

    « 315. Extension du domaine de la chloroquine316. Question bête (surtout de la part d’un médecin) »

  • Commentaires

    1
    Mercredi 8 Avril 2020 à 14:35

    Je suis d'accord avec vous certains humains apportent beaucoup de lumière tant par leurs oeuvres que par leur vie. Pour les autres, les désespérés on comprend très bien qu'ils aient envie de l'extinction de leurs semblables.

      • Mercredi 8 Avril 2020 à 14:56

        Leurs semblables mais pas eux.

    2
    Mercredi 8 Avril 2020 à 20:24

    C'est connu, si le bonheur et la joie de vivre laissent une impression de légèreté et même de superficialité, le malheur et le pessimisme, pensent certains, donnent au moindre de leur propos la   profondeur d'une réflexion philosophique.

    Mais une posture ne suffit pas pour avoir la stature d'un Kafka, d'un Antonin Artaud ou d'un Stefan Zweig !

      • Mercredi 8 Avril 2020 à 20:51

        Encore que Cioran et Schopenhauer ont une certaine épaisseur, mais ils n'ont jamais été au bout de leurs convictions, ce qui fait craindre l'artifice, que l'on peut néanmoins considérer comme productif.

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    3
    Mercredi 8 Avril 2020 à 20:50

    L'extinction de l'Humanité est une possibilité mais ne devrait pas être un espoir pour les désespérés qui ne pourraient -ils l'oublient- en constater les effets prétendument bénéfiques.

      • Mercredi 8 Avril 2020 à 21:04

        C'est en effet le paradoxe des nihilistes qui ne tiennent pas compte de leur propre destruction.

    4
    Jeudi 9 Avril 2020 à 04:46
    Raboliot
    Roland Jaccard est un psychologue, admirateur de l'escroc Freud. Cela confirme le fait que les gens qui font dans la psychanalyse sont des malades qui cherchent à se rassurer en fréquentant des gens plus désespérés qu'eux-mêmes.
      • Jeudi 9 Avril 2020 à 07:54

        C'est un point de vue qui se défend.

    5
    Souris donc
    Jeudi 9 Avril 2020 à 09:31

    Décidément, l'expérience fondatrice semble être une nuit dans un chalet.

    Jean-Christophe Rufin :

    Je me souviens d'avoir passé, à 8 ans, une nuit de cauchemar dans un home d'enfants, en Suisse, parce que des mythomanes persuasifs s'étaient répandus dans les médias pour annoncer la fin du monde à cette date. La montagne était noire dehors, les adultes faisaient mine d'y croire, et je me désespérais de ne jamais revoir ma mère. Finalement, comme vous le savez, il ne s'est rien passé ce jour-là et le soleil a reparu. J'ai toujours gardé de cet épisode la certitude que quelque chose en nous ne demandait qu'à croire à ces prédictions catastrophales.

    Que tout le monde craigne au fond de soi l'effondrement de la société humaine, je m'y suis habitué. Ce qui m'a toujours paru plus étonnant, ne revanche, c'est que beaucoup attendent et effondrement sans le craindre et même en le souhaitant.

    (suit un développement sur l'écologie radicale)

     

      • Jeudi 9 Avril 2020 à 09:35

        Merci pour ce texte qui illustre bien mon petit billet.

    6
    Brindamour
    Jeudi 9 Avril 2020 à 10:06

    Cioran et Schopenhauer étaient de fins prosateurs très drôles.

    La lecture de ces auteurs m’a aidé à différer mon suicide.

    (Jaccard a beaucoup plus que 59 ans) 

      • Jeudi 9 Avril 2020 à 10:50

        Vous avez raison Jaccard a 79 ans, ce qui vient renforcer mon propos qui remarque que le désespoir favorise la longue vie (je vais corriger mon billet).

        Ainsi des textes pessimistes vous ont remonté le moral. Ce n'est pas étonnant : le noir renforce le blanc.

         

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