• 25. Maladies imaginaires

    G. Canguilhem disait : « Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des malades ». Les maladies n'ont pas d'existence en soi, et ont évidemment besoin des malades pour apparaître, mais on pourrait dire aussi qu'elles ont besoin des médecins pour exister. Il arrive même que certains maux n'existent que dans la tête des médecins. Ils peuvent considérer comme pathologique ce qui s'écarte de la norme sociale et des mœurs du moment. Des transgressions sociales ou morales réprouvées ont ainsi été traduites en termes médicaux et traitées comme des maladies. Les médecins ne se satisfont pas des maladies authentiques pourtant innombrables et en inventent d'autres, surtout lorsqu'ils peuvent en proposer le traitement ou y attacher leur nom.

     

    Des gens à l'envers

    Le côté gauche a toujours eu mauvaise réputation, depuis la senestre des augures latins et la gauche du Seigneur où  sont placés les méchants avant d'être envoyés au Diable.  Les gauchers ont longtemps constitué une anomalie à l'ordre social et à partir du XVIe siècle, ils ont subi une véritable répression. D'abord considérés comme des déviants : « Ce sont des gens à l'envers dont on se demande même s'il s'agit vraiment de gens »[1] ils deviennent des malades pour des savants du XIXème qui parlent de dégénérescence ou d'hérédité morbide et affirment la plus grande fréquence des gauchers chez les délinquants, les dévoyés, les malades mentaux et dans des « races inférieures ». De grands noms comme celui du chirurgien Odilon-Marie Lannelongue participe à cette discrimination au début du XXe siècle. Les parents et les médecins avec l'aval de la science vont donc lutter jusqu'à une époque récente contre cette pseudo tare honteuse par tous les moyens dont quelques petits instruments de torture : sangle pour emprisonner la main gauche, anneaux métalliques portant la plume pour la main droite. Ces traitements radicaux ne manquèrent pas d'entraîner des séquelles chez les gauchers contrariés, faisant basculer des sujets sains dans la pathologie.

    Cette discrimination a heureusement cessé, mais seulement après la Deuxième Guerre mondiale pour la France. Pour se venger les gauchers posent parfois des problèmes aux droitiers lors des compétitions sportives (illustration : Jimmy Connors en pleine action)

     

    Une explication de bien des maux à portée de la main.

    A la fin du XVIIIe siècle, un très réputé hygiéniste de Lausanne, André Tissot, publie « L'Onanisme. Dissertation sur les maladies produites par la masturbation », qui aura soixante sept rééditions et lui attribue à peu près toute la pathologie. A la  fin du siècle suivant, aux Etats Unis, le Dr Kellog, inventeur des corn-flakes, part aussi en guerre. Pour lutter contre le « vice solitaire » on préconise sans hésiter - et on a pratiqué - : corsets de contention et mains liées, castration, clitoridectomie, application de phénol sur le clitoris[2], circoncision sans anesthésie, section des nerfs génitaux nommés nerfs honteux. La collaboration des chirurgiens à ce délire n'a pas fait défaut. Parmi les  symptômes de la masturbation donnés par Kellog il y a le fait de fumer, argument méconnu, semble-t-il, des campagnes antitabac.

    A présent, se masturber de la main gauche ne constitue plus une horreur absolue et la masturbation est entrée officiellement dans le sein de la médecine comme une étape incontournable de la procréation médicalement assistée. Le sperme ainsi obtenu est devenu une denrée précieuse conservée dans des banques. Comme toute denrée précieuse, elle se dévalue : la qualité du sperme à diminué de 1% environ dans les pays développés depuis cinquante ans. (Balthus "La leçon de guitare")

                                                                                   

    Le délit de faciès

    Au XIXème les médecins se sont beaucoup intéressé à la maladie scrofuleuse, maladie constitutionnelle à l'époque très répandue et dont on ne sait pas trop ce qu'elle recouvrait, les descriptions étant confuses et contradictoires. On parlait de « physionomie scrofuleuse » qui s'apparente au délit de faciès, de dysharmonie du corps ou de « vice de la nature ». Les parents en étaient parfois rendus responsables, accusés de mœurs sexuels inavouables, de se livrer à la masturbation, ou pour avoir eu des rapports sexuels trop tôt ou trop tard. A côté des scrofuleux laids, on décrivait aussi de beaux scrofuleux, notamment quand cette maladie touchait des femmes, cet aspect avantageux étant lié au « tempérament lymphatique ». Alfred Hardy, médecin de l'hôpital Saint-Louis notait que : « cette beauté spéciale se rencontre particulièrement chez les femmes, qui sont grandes, fraîches, avec de belles couleurs, grasses avec des seins bien développés »[3]. Il suffisait d'avoir une dermatose, même localisée, pour rejoindre le rang des scrofuleux que certains médecins considéraient comme « une infirmité aussi honteuse que dégoûtante, qui rend l'homme un objet de rebus pour ses semblables »[4]

     

    Des maladies idéologiques

    Les médecins ont même inventé des maladies à caractère politique et considéré une différence de comportement comme pathologique. La psychiatrie est un domaine où les frontières entre le normal et la maladie sont fluctuantes. La psychiatrie est prête à accueillir toute déviation du comportement par rapport à la norme sociale ou politique. La drapétomanie traduirait aujourd'hui la preuve d'un esprit sain. Elle a pourtant été décrite au XIXe siècle comme un syndrome psychiatrique touchant des esclaves noirs du sud des Etats-Unis et dont le symptôme principal était une « tendance irrépressible à s'échapper ». Comportement irrationnel qui se traduisait également par une mauvaise volonté évidente à l'accomplissement des tâches imposés par leurs maîtres blancs.[5] Plus près de nous, le cas des dissidents en URSS était semblable. Internés, car  ils ne pouvaient être que malades pour ne pas admettre le bien fondé du régime. Si les médecins sont formés pour guérir ou soulager les malades, certains, auxiliaires des totalitarismes,  ne se considèrent aucunement engagés vis à vis des gens en bonne santé.

                                                                                   

    Il faut avoir les moyens d'être malade

    Qu'on se rassure. Depuis quelques décennies, la médecine exige des critères sévères pour valider ses actions, mais regarder en arrière doit nous rendre modestes.

    On ne peut que constater que les anomalies médicales augmentent avec la richesse d'une société et les besoins crées par la médecine. Ce que l'on considère comme une maladie dans les pays riches est totalement négligée dans les pays pauvres lorsque la personne atteinte reste active, seul critère de santé véritable. A l'inverse, dans les pays développés, un médecin peut « médicaliser » un patient, le considérer comme malade ou susceptible de l'être,  alors que l'intervention médicale, souhaitée ou non, n'est pas indispensable.


    Documentation réunie avec la collaboration de Jean Waligora

     

    [1] Francisco de Quevedo, humoriste espagnol du XVIIe siècle, cité par Pierre-Michel Bertrand, l'Histoire n° 276 bis, Mai 2003

    [2] Le clitoris est le seul organe dont l'unique fonction est de procurer du plaisir. Succès de l'Evolution ou distraction de Dieu, habituellement misogyne ? Irrité par cette distraction, des peuplades, aujourd'hui, la réparent en le supprimant, mais les médecins d'hier ne valaient guère mieux

    [3] Cité par Sylvie Arnaud-Lesot, la Revue du Praticien / 2003 : 53

    [4] Jean-Louis-Marie Alibert, ibid.

    [5] D'après Petr Skrabanek et James McCormick, Idées folles, idées fausses en médecine éd. Odile Jacob 1992

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 6 Juin 2008 à 04:19
    Paul, je lirai votre article "à tête reposée" - si tant est que cela soit possible - demain . Je suis épuisée mais j'ai repris du service, quelqu'un m'y a aidé ... Sourire entendu ... Liza
    2
    Vendredi 6 Juin 2008 à 08:26
    Cher Docteur, Je suis malade de rire en lisant vos si savantes chroniques. Mais, s'il vous plaît, n'arrêtez pas votre sévice médical. Bonne journée, très amicalement.
    3
    Vendredi 6 Juin 2008 à 11:17
    J'ai un vrai problème avec la médecine en général. Par exemple, un gynécologue m'a prescrit la pilule alors que j'avais 12 ans et que je subissais les agressions sexuelles d'un beau-papa... Il n'a pas cherché à comprendre ce qui m'arrivait alors que je portais également des signes de brulures. J'ai subi de nombreuses violences qui ont causé des fractures,brulures de la tête et d'une partie du visage, épaule déboitée, poumon perforé... à l'hôpital on ne cherchait pas à savoir si mes chutes répétées étaient vraies... Aujourd'hui, mon mèdecin considère que si je fais lumbago sur lumbago c'est que je suis "dépressive chronique" à cause de ce passé lourd et que c'est mon inconscient qui bloque mes vertèbres... Je sais que c'est faux. Psychologiquement je vais bien, j'ai des moments de cafard, de colère, de dégout qui sont normaux quand on sait ce que j'ai vécu, mais je ne suis pas dépressive. Du coup mon dos n'est pas vraiment soigné, il me conseille de m'allonger! Il voudrait me faire prendre des médocs pour dormir et me détendre...Il m'a collé l'étiquette de l'enfant martyre qui ne s'en remet pas! Mais c'est pas moi...
    4
    seb
    Vendredi 6 Juin 2008 à 14:57
    ouf : je suis normal.
    5
    Vendredi 6 Juin 2008 à 16:17
    Je n'en doutais pas
    Paul O.
    6
    Vendredi 6 Juin 2008 à 16:22
    Nul n'est parfait et ce n'est pas moi qui dirais que les médecins ne font jamais d'erreurs. Mais si vous avez des problèmes avec les médecins, peut-être en ont-ils avec vous.
    Paul O.
    7
    Vendredi 6 Juin 2008 à 16:26
    Mort de rire. C'est la seule mort qui n'est pas révoltante. Je suis heureux que vous soyez sensible à l'ironie de mes chroniques, elle ne sont pas toujours prises de cette façon.
    8
    Samedi 7 Juin 2008 à 18:52
    Quelle pertinence dans vos impertinences, Paul ! Toute mon amitié sincère . Liza
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