• 15. Les médecins bricoleurs

    Faut-il croire Cioran pour qui « Etre moderne c’est bricoler dans l’incurable »[1]. Les médecins ont toujours aimé bricoler. Ce qu’ils inventent ou fabriquent n’a rien de spectaculaire, pourtant c’est parfois une petite révolution pour le praticien et un bienfait pour la malade. Mais comme chacun sait « la vie est une maladie sexuellement transmissible et toujours mortelle » et les médecins ne peuvent que bricoler dans l’incurable. En voici quelques exemples parmi bien d’autres :

                                                                                   

    Des fourmis et des hommes

    Si l’on en croît l’indien Suçruta et l’arabe Abulcassis, la fourmi peut donner son corps pour suturer une plaie :on présente les deux lèvres accolées à l’insecte qui mord, puis on sépare l’abdomen de la tête qui reste en place.
    Dans Les secrets de la mer rouge, Henry de Monfreid donne une description hallucinante de cette façon de suturer une plaie de l’estomac, par un sorcier somali, à laquelle il aurait assisté au début du XXe siècle.
    On peut rester dubitatif, mais les fourmis ont peut être donné l’idée des agrafes toujours très utilisées.

                                                                                   

    Un instrument redoutable

    La seringue a précédé l’aiguille.  C’est la seringue pour clystère qui a donné l’idée de la seringue à aspiration et  injection. C’est Abulcassis le plus grand chirurgien de Cordoue au Xe siècle qui a inventé la seringue à lavement.
    Au XVIIIe siècle le Français Anel en invente une et écrit un opuscule: « Art de sucer les playes sans se servir de la bouche d’un homme ». Mais il faudra attendre encore un siècle pour que le Lyonnais Pravaz invente une seringue munie d’une aiguille creuse  dont le succès va s’étendre jusqu’à l’arrivée des seringues à usage unique.
    Aiguille et seringue rendent le médecin ou l’infirmière redoutable. Vedettes des films noirs, le réalisateur ne manque jamais de faire un gros plan sur elles pour  déclencher un frisson chez le spectateur. La terreur resurgit avec les seringues et aiguilles abandonnées par des drogués supposés « sidatiques ». Sous la plage, la maladie et la mort.

                                                                                  

    Un instrument à percussion naturel

     

    C’est en regardant son aubergiste de père frapper de ses doigts les tonneaux pour juger de leur remplissage que Léopold Auenbrügger, médecin à Vienne au milieu du XVIIIe siècle, inventa l’exploration du thorax par percussion. « On se mit dès lors à examiner les malades au lieu de se borner à les observer passivement » (M.Bariéty et C. Coury)[2]. Petit truc, grandes conséquences. Comme souvent, ses collègues  traitèrent le novateur avec mépris et c’est le Français Corvisart qui,  un peu plus tard, défendit la méthode.

                                                                                  

    Un instrument permettant d’être à l’écoute des patients en leur demandant de se taire.

     

    C’est en raison de l’obésité d’une jeune patiente et de la bienséance que Théophile René Laennec inventa le stéthoscope en 1816. Ne pouvant utiliser la percussion du thorax, l’embonpoint modifiant les sons transmis en frappant des doigts d’un coup sec et l’application directe de son oreille sur la poitrine opulente de la demoiselle lui paraissant inconvenante, il eut l’idée de prendre ses distances. Ayant déjà observé qu’un corps solide pouvait transmettre le son, il fit d’un cahier un rouleau, appliqua une extrémité sur le thorax et constata, son oreille placée à l’autre extrémité, que les sons cardiaques lui étaient transmis amplifiés.
    Par la suite il remplaça le rouleau de papier par un cylindre de bois en commençant par un vieux hautbois. Le stéthoscope allait enrichir l’examen clinique de façon décisive. Laënnec pût ainsi décrire, entre autres, les signes cliniques et les lésions anatomiques correspondantes de plusieurs maladies pleuro-pulmonaires, en particulier la tuberculose dont il devait mourir à l’âge de quarante cinq ans.
    Le stéthoscope s’imposa plus rapidement à l’étranger qu’en France où les médecins se croyaient supérieurs aux chirurgiens et dédaignaient les instruments qui auraient pu les assimiler à des travailleurs manuels. La plupart se contentaient de regarder et d’interroger, établissant surtout une relation intellectuelle avec le patient en évitant de trop le toucher, ce qui convenait fort bien aux malades, surtout lorsqu’il s’agissait d’une femme. Le stéthoscope, instrument simple, léger et performant, allait transformer tout cela et devenir le symbole même du médecin.


    Un instrument à casser des cailloux


    Au début du XIXe siècle, le Français Jean Civiale mit au point un appareil qui, introduit par la verge jusque  dans la vessie au contact de la pierre, permet de la fragmenter et de retirer les débris. A sa mort, il avait pratiqué plus de quinze cent lithotrities et un certain Pajot, professeur d’obstétrique et poète, écrivit :

    «  De Civiale au cimetière
    Où la mort vient de l’envoyer
    La tombe n’aura pas de pierre
    Il sortirait pour la broyer »
    [3]

                                                                                   

    Comment pincer sans crainte

    Le rêve de tout chirurgien est de laisser son nom à un instrument. Au milieu du XIXe siècle, ils sont nombreux à chercher la pince la plus efficace pour contrôler les vaisseaux avant de les lier et couper afin d’opérer dans un champ asséché et clair. C’est  Jules Péan à Paris qui remporte le pompon en inventant la pince à forcipressure crantée qui reste fermée sur le vaisseau, mais que l’on  peut ouvrir facilement avec un doigt, cette pince astucieuse rendit son inventeur célèbre. Tous vont l’imiter : à chacun sa pince. Celle du suisse Théodor Kocher est toujours utilisée et  semble avoir plus contribué à sa mémoire que le fait d’avoir créé la chirurgie thyroïdienne et obtenu le prix Nobel.

    Une autre espèce de pince est formée d’un tube dans lequel coulisse une tige terminée par trois ou quatre branches concaves qui s’écartent lorsqu’on pousse la tige. En la tirant elles peuvent se fermer sur une balle pour l’extraire d’une plaie et c’est pour cet usage que le chirurgien du pape, Alfonso Ferri l’a inventée au XVIe siècle. Cet « alphonsin » est utilisé par les urologues pour saisir des calculs mais son avatar le plus connu est la pince à sucre.

    Pour passer à la postérité, les chirurgiens tentent de laisser un nom à un instrument quelconque, une pince, un porte-aiguille, un écarteur. Les moins inventifs  modifient la forme, rajoutent une vis et leur nom à un appareil existant en espérant que le trait d’union qui unit leur patronyme au premier concepteur finira par disparaître au profit du leur. Parfois l’instrument de chose ou machin devient si usuel que le nom propre devient commun comme celui du préfet Poubelle.

                                                                                     

    Comment laisser volontairement un corps étranger dans une plaie

    Laisser un tube , une lame de caoutchouc ou une mèche de tissu dans une plaie ou un site opéré pour permettre l’évacuation du sang ou du pus est une idée simple. Cette invention fondamentale pour les chirurgiens est due au Français Pierre Chassaignac au milieu du XIXe siècle. Cent ans plus tard, nouveau progrès, Jost, interne chez Redon, invente le drainage aspiratif par le vide dans une petite bouteille transportable, permettant au patient d’aller à la cafétéria.

                                                                                    

    Un brassard pour désigner une population à traiter

    L’italien Scipione Riva-Rocci en inventant en 1896 le brassard gonflable permettant une mesure commode et précise de la tension ouvrit ainsi une voie prometteuse. Cet appareil astucieux a permis de dépister une maladie silencieuse, aux compagnies d’assurances d’augmenter les primes en fonction des chiffres de la pression artérielle constatés chez les postulants, aux médecins d’augmenter leur clientèle en abaissant les critères de normalité et aux laboratoires pharmaceutiques d’augmenter leur bénéfice[4].

                                                                                    

    Un bain de pieds riche en promesses

     

    Le premier enregistrement interprétable de l’activité électrique du cœur (électrocardiogramme) a été réalisé par le Hollandais Willem Einthoven en 1903, le patient ayant les pieds et les mains dans des bassines d’eau salée connectées à l’appareil d’enregistrement.

                                                                                     




    Un emballage salvateur 

    La cellophane, dérivé de la cellulose a été inventé par le Suisse J. Brandenberger en 1908. Que peut-on faire avec de la cellophane en dehors d’emballer des aliments ?  Mais un rein artificiel, évidemment ! Willem J. Kolff, jeune médecin hollandais de 32 ans y pensa en 1943, fabriqua les premiers reins artificiels opérationnels permettant d’épurer le sang quand les reins ne peuvent plus le faire. Après la guerre, il partit aux Etats-Unis avec ses machines et ira encore participer à l’aventure du cœur artificiel.
    C’est à  Kolff, oublié du Nobel et des dictionnaires que des milliers d’hémodialysés doivent la vie .

     




    Une machine sans coeur

    « Il est mort d’un arrêt du cœur » est le plus souvent un pseudo diagnostic très apprécié dans les œuvres de fiction. Le médecin ne risque pas de se tromper : la mort définitive est toujours provoquée par un arrêt du cœur quelle que soit la cause qui a conduit à cet arrêt. Mais inversement un arrêt du cœur ne provoque pas toujours la mort.

     

    En 1954, pour ouvrir le cœur d’un enfant de 12 mois et corriger une anomalie congénitale, l’Américain Lillehei utilise le père de l’enfant vers lequel le sang veineux du petit malade est dérivé, le sang oxygéné du père retournant dans le système artériel du nourrisson. Dans cette circulation croisée le coeur du père bat pour son enfant, il respire pour lui et lui donne son sang. Bel exemple d’amour parental que Lillehei utilisera quarante six fois.
    La même année il remplaça le père ou la mère par le cœur-poumons artificiel, inventé par

    John Gibbon en 1953 à Philadelphie, moins romantique mais plus sûr. La

    machine de circulation extra-corporelle remplace et le cœur et le poumon le temps d’une intervention chirurgicale. Le sang à l’entrée du cœur est dérivé vers la machine, oxygéné et propulsé dans l’aorte pour être distribué à l’ensemble de l’organisme, hormis le cœur que l’on hiberne en le refroidissant ou pour lequel on met en place une arrivée de sang particulière. Le coeur peut ainsi être arrêté pour être aisément opéré.[5] Gibbon utilisa pour la première fois sa machine pour opérer un enfant de quinze mois ayant une communication anormale entre les deux oreillettes du cœur.[6]

    Ainsi depuis les années 1950 les chirurgiens cardiaques arrêtent le cœur sans provoquer la mort quand ils le veulent et peuvent le faire repartir presque toujours. «  Le chirurgien tremble chaque fois que le cœur qu’il a dans la main s’arrête de battre : on sait parfaitement qu’il repartira après traitement approprié, mais quand même, quelle angoisse ! »[7]

     

    Miracle !

     

    Le cœur arrêté peut battre à nouveau après un choc électrique[8]. C’est grâce au défibrillateur inventé par l’américain Bernard Lown en 1961 que la médecine moderne peut quotidiennement accomplir ce miracle. Il était donc normal qu’une de ses premières « miraculées » ait été persuadée en se réveillant de voir l’Ange Gabriel tout de blanc vêtu. En attendant d’être sanctifié, Lown a obtenu le prix Nobel, mais pas pour son invention miraculeuse, il a été récompensé par celui de la paix avec le russe Evgeni Chazov au nom de L’Association Internationale des Médecins pour la Prévention de la Guerre Nucléaire qu’ils avaient fondée en 1980.


    Un jeu de bille dans une cage

     

    Starr. et M.L. Edwards inventèrent la première prothèse valvulaire cardiaque métallique, faite d’une cage en acier habillée de téflon dans laquelle joue une bille en silastic. La bille est repoussée contre le sommet de la cage par l’éjection du sang et retombe sur l’anneau cousu sur les bords de l’orifice cardiaque qu’elle ferme lorsque cesse l’éjection. C’est simple, mais il fallait y penser.
    Cette valve artificielle fût mise pour la première fois chez l’homme en 1961, à la place de la valvule mitrale entre les deux cavités gauches du coeur. Dans les premiers modèles la bille pouvait se déformer et s’échapper de la cage avec le résultat que l’on devine. Les billes métalliques qui suivirent faisaient tellement de bruit qu’elles rendaient le sommeil difficile et les divorces fréquents. Mais le nombre de vies sauvées par la valve de Starr et sa bille sont innombrables. Depuis la bille a été remplacée  par un disque basculant puis par des volets  (ailettes).



    Un cœur délocalisé

    Dès 1928 des physiologistes anglais et russes construisirent des cœurs mécaniques. L’ utilisation du cœur artificiel pour soutenir le cœur défaillant d’un homme a été réalisée en 1982 par  W.C. De Vries et L.D. Joyce ; le malade survécut 112 jours attelé à un chariot de 150 kg. Remplacer totalement le cœur par une machine implantée dans la poitrine est à présent possible.

     

                                                                                    




    Un jeu de ballon intime

     Les adultes comme les enfants ont remarqué qu’un ballon dégonflé prend moins de place qu’un ballon gonflé. Fogarty inventa une sonde muni d’un ballonnet à son extrémité qui peut être introduit dans un conduit étroit lorsque le ballonnet est dégonflé et une fois en place, lorsqu’on le gonfle, il s’applique hermétiquement aux parois du conduit. On s’en sert pour ramener des caillots dans une artère ou pour colmater une hémorragie dans le tube digestif.

    Le Suisse Andreas Gruentzig eût l’idée d’utiliser le même procédé pour dilater une artère. Il bricola ses cathéters expérimentaux dans sa cuisine et inventa, à la fin des années 1970, l’angioplastie qui permet de dilater les artères accessibles lorsqu’elles sont rétrécies et de sauver chaque jour des centaines de malades dont les artères du cœur s’obstruent. Aujourd’hui, on peut y ajouter un petit ressort serti sur le ballonnet et le déployer pour étayer les parois de l’artère et même délivrer des substances visant à prévenir un nouveau rétrécissement du vaisseau. La méthode est largement utilisée même en dehors de la cardiologie.

     

     



    Ce sont les physiciens des temps modernes qui ont inventé les machines spectaculaires de l’imagerie médicale, laissant aux médecins les joies du bricolage qu’ils pratiquent modestement depuis des siècles.

     

     

     

     

    Documentation réunie avec la collaboration de Jean Waligora

    [1] Syllogismes de l’amertume

    [2] Histoire de la médecine

    [3] Cité par P.Léger, Chroniques de l’Urologie française, éd Schering

    [4] Le coût des médicaments de l’hypertension artérielle prescrits en ville représentait en 1999 plus de neuf milliards de francs.

    [5] L’expérience des chirurgiens cardiaques est telle que l’on peut à présent réaliser des pontages entre l’aorte et les coronaires à cœur battant et sans circulation extra-corporelle

    [6] L’enfant mourût en raison d’une erreur diagnostique, car il avait en outre une communication anormale entre l’aorte et l’artère pulmonaire (persistance du canal artériel), non détectée

    [7] Lezius , chirurgien allemand, pionnier de la chirurgie cardiaque, cité par M.Iselin (L’aventure en chirurgie)

    [8] A condition que l’arrêt des battements soit dû à une activité anarchique des fibres cardiaques (fibrillation)

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