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Naufrage
Ses cheveux épars collés sur le crâne par la pluie qui semble sans cesse le noyer, le capitaine, bousculé par le tangage, godille en vain dans la tempête. Il ne se retourne pas sur les matelots qui tombent à la mer emportés par le vent des couloirs du palais, et qui, alourdis par leurs poches pleines, s’enfoncent dans les vagues de l’opprobre. Des membres de l’équipage aimeraient quitter le navire et cherchent à embarquer dans des canots de sauvetage, d’autres se révoltent contre la façon dont le capitaine mène sa barque, et envisagent même de remettre son brevet en question.
Sur la côte, l’ancien capitaine, entouré de son ancien équipage, regarde, sardonique, le bateau secoué par les bourrasques du large. Il veut reprendre la barre alors qu’il avait échoué le navire lors d’un précédent voyage en laissant dans la coque un trou béant. Il espère bien récupérer son poste qu’il estime mériter de droit divin en écartant avec mépris les importuns primaires. Il harangue ses fidèles en imitant les imitateurs qui l’imitent, et en caricaturant ses propres caricatures. Il promet tout et son contraire, mais surtout de défaire ce que l’autre a fait. Les fidèles demeurés en extase sont toujours prêts à le suivre pour un périlleux voyage. Quant à ses anciens lieutenants, ils aimeraient tenter leur chance au gouvernail. L’un espère que la capitainerie se penchera davantage sur le passé de son ancien capitaine. L’autre, qui a beaucoup bourlingué, a la tête d’un revenant qui rêverait ne plus être un fantôme.
Les gars de la Marine ricanent dans leur coin, et ne pensent qu’à pousser le navire dans le cimetière marin.
William Turner : « Naufrage »
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Commentaires
Le tableau est superbe Doc. Un très beau texte mais vous auriez pu ajouter
" Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. "
Bonne soirée mon ami.
Le choix de ce splendide Turner est tout à fait judicieux, il faut en effet parler de naufrage, il n'y a pas d'autre mot.
Amitiés.
A ce point là on ne parle même plus de voies d'eau, c'est la cataracte! Quant à notre "deutchman" , lui il ferait plutôt du rase-mottes!
Excellente métaphore filée. Au loin, les pirates de tous bords ricanent en se disant : " On n'aura même pas à se battre. Ils penseront qu'on vient les sauver !"
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Un navire parti pour être un nouveau vaisseau fantôme.