• 6. La médecine est faite pour les malades

    « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecins, mais les malades. » Jésus ( Evangile selon St Marc 2/17). Bien que divine, cette affirmation est totalement dépassée.

                                                                                    

    Fausse route ?

    Pendant des siècles le but de la médecine était de reconnaître les maladies, d’en déterminer la cause, d’en trouver le traitement et de s’occuper de la personne malade. La santé était définie de façon négative : l’absence de maladie déclarée. Pas de maladie, pas de médecine.

    Les choses ont changé. La médecine est sortie de son chemin millénaire et le sujet sain est également devenu son objet. La médecine, par ses connaissances du corps humain et les moyens qu’elle possède pour le modifier, offre des possibilités d’améliorer la vie du sujet en bonne santé apparente. En accédant à cette demande et parfois à cette exigence, la médecine se déconnecte des maladies, ne cherche plus seulement à rétablir la santé ou à la préserver, mais à modifier l’autre ou à influer sur son destin en utilisant les mêmes moyens que pour guérir. Elle  change sa nature en changeant ses objectifs. Cette sortie de chemin est plus due à la société qu’aux médecins, mais on ne peut pas se vanter de ce qu’on peut faire sans qu’il vous soit demandé un jour de le faire.

                                                                                     

    Où le malheur devient une maladie

    La santé a été définie comme « le bien-être complet, physique, mental et social » (Organisation Mondiale de la Santé, 1978). L’OMS a donné là une des définitions possibles du bonheur. En s’y référant on peut conclure que l’Humanité entière est malade et considérer comme maladies : les désirs inassouvis, le manque d’affection, les peines de cœur, la solitude, la timidité, la pauvreté, le chômage, l’absence de talent, les incapacités, l’échec scolaire et bien d’autres raisons du mal-être.

    La médecine est un univers en expansion. Pour suivre l’OMS, elle tend à englober la santé individuelle et publique, les problèmes sociaux et intimes.

    Le malheur est donc une maladie. La responsabilité du bonheur n’est pas une mince affaire, elle fait désormais partie de la médecine.

                                                                                   

    Où la procréation devient une affaire publique

    Comment les enfants viennent-ils au monde ? C’est seulement en 1677 que le Hollandais Johan Hamm ou son compatriote Antoine Van Leeuwenhoek découvrit les spermatozoïdes alors qu’ils étaient à portée de main. A l’époque certains, les « spermatistes », ont pensé que les spermatozoïdes étaient des êtres entièrement formés, de sexe soit masculin soit féminin et devant leur profusion se sont demandé si le sperme d’Adam ne contenait pas déjà toute l’Humanité à venir. «  Voilà donc toute la fécondité qui avait été attribuée aux femelles rendues aux mâles ». (Moreau de Maupertuis)[1]. De Graaf qui, à la même époque, toujours aux Pays-Bas, découvre le follicule ovarien, ne l’entend pas de cette oreille et donne avec les « ovistes » la priorité à l’ovule et un rôle secondaire au spermatozoïde. La vérité est, comme toujours, à la jonction des deux.

    Cette jonction la médecine est capable de la réaliser. La conception de l’enfant est devenue une affaire médicale : insémination artificielle en dehors du sexe, fécondation in vitro en dehors du corps. Elle se fait toujours ordinairement à deux, mais le médecin et le biologiste s’interposent lorsqu’on les y invite. Désormais elle peut se faire à plusieurs, de préférence avant la ménopause de la candidate. Le médecin préside à la fécondation in vitro : rencontre du deuxième type entre le spermatozoïde et l’ovule, où le futur bébé inaugure ainsi son premier tube. Les procréateurs sont ailleurs. La future mère se repose après son parcours de combattante en attendant la suite, qui peut parfois être confiée à une mère porteuse, le plus jeune métier du monde avec celui des mères pondeuses qui font le « don » rémunéré ou non de leurs ovocytes. De plus en plus souvent le géniteur, anonyme et à responsabilité limité, vaque à ses occupations, s’il n’est pas déjà mort, après avoir confié à une banque son hérédité.

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    On peut certes arguer que la procréation est une fonction de l’organisme et le médecin aide à réaliser ce que le couple ne peut pas faire seul. En fait, ce qui est réellement du domaine médical est le traitement de la cause de la stérilité. La procréation assistée ne répond pas à une maladie mais au désir d’enfant. Aussi respectable soit-il, ce désir répond à une convenance personnelle et non pas à une altération de la santé de l’individu ou à un problème de santé publique. On traite une incapacité sans risque et non une pathologie, même si cette incapacité est mal vécue. On intervient pour le confort intellectuel et affectif des personnes. C’est une médecine du bonheur. Le paradoxe est que la fécondation in vitro (FIV) est source de pathologie : risque cancérigène (ovaire, sein) possible de la stimulation ovarienne pour la mère, plus grande fréquence des anomalies fœtales en raison des grossesses plus tardives, de la gémellité en cas d’implantation de plusieurs embryons, et du plus grand risque d’accouchement prématuré.

                                                                                   

    Les individus n’assument plus ce qu’ils sont puisqu’ils peuvent devenir ce qu’ils rêvent

    La chirurgie plastique ou réparatrice est évidemment du domaine médical. Réparer les dégâts provoqués par un traumatisme, un accident, des blessures de guerre ou les malformations d’origine embryonnaire est à mettre au crédit des chirurgiens et à leur talent. Ce sont les Indiens qui ont été les pionniers de la chirurgie réparatrice pour avoir inventé une technique de rhinoplastie permettant de refaire le nez amputé des femmes adultères.

    Utiliser ce talent pour modifier des corps sains selon les critères de beauté du moment, remodeler les visages selon des figures imposées et des désirs personnels est d’une autre nature. Le champ des imperfections n’a pas de limite. Leur traitement dépend du désir de l’individu et de ses moyens financiers puisque la collectivité ne le prend pas en charge. Une inégalité source possible de revendications dans l’avenir. Car en France il suffit d’une loi pour que la collectivité prenne en charge ce qui ressort du désir personnel et de la responsabilité individuelle.

    « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne »[2]. Quelle est la nécessité médicale d’effacer les rides, d’enlever une bosse du nez, de recoller des oreilles, de relever des seins ou de supprimer des « culottes de cheval » ? Quelle est la nécessité médicale de transformer le sexe d’une personne ? Alors que cette personne se persuade d’appartenir au sexe opposé et sollicite le traitement de son délire.

    Le seul argument est le mal être, c’est à dire la recherche du bonheur. Est-ce à la médecine d’assumer cette tâche ? Fournir à quelqu’un l’image qu’il veut donner aux autres c’est avant tout satisfaire un égocentrisme avec l’appui de la psychologie ou de la psychanalyse.

    A la décharge des personnes qui cherchent leur équilibre et pense que cet équilibre est perturbé par ce qu’elles estiment être un défaut dans leur corps et leur mental, les médecins ont crée les moyens de le corriger. Cette possibilité a suscité des besoins. Les individus n’assument plus ce qu’ils sont puisqu’ils peuvent devenir ce qu’ils rêvent. La médecine est ainsi sortie de sa route, celle de la pathologie pour remodeler le sujet sain selon ses aspirations. « Qui doit décider de la limite à établir entre la convenance convenable et l’exigence inconvenante ? » (Claude Sureau)[3]

    Au IIe siècle, à Rome, le  célèbre médecin grec Soranus d’Ephèse, le premier grand gynécologue et obstétricien connu, a nié l’existence de l’hymen. Ce qui, compte tenu de ses qualités d’anatomiste et de praticien, « n’a pas manqué de susciter des remarques désobligeantes sur la vertu des jeunes romaines de son époque »[4]. De nos jours, certaines jeunes femmes issues de familles d’un autre âge, paniquées à la veille de leur mariage, demandent à des chirurgiens de leur refaire un pucelage comme des vétérinaires peuvent corriger certains défauts d’un chien avant la confirmation. Cette « chirurgie de compassion » n’a rien à voir avec la reconstruction de l’hymen réclamée par nombre d’Américaines pour assouvir un fantasme de leur conjoint, souvent associée à un resserrement du fourreau vaginal.

                                                                                   

    Le bonheur pharmacologique

    S’il faut un certain courage pour se soumettre au bistouri, il n’en faut aucun pour avaler une pilule. La difficulté pour le médecin est de discerner ce qui est pathologique dans le comportement d’une personne de ce qui ne l’est pas. Entre une aide pharmacologique réclamée et un traitement psychotrope nécessaire.

    L’aide pharmacologique est discutable du point de vue médical. Effacer les aspérités de la vie par des drogues est proche de la toxicomanie. C’est une démission que le médecin n’a pas à encourager par des artifices chimiques. Beaucoup ne se contente pas de la parole qui demande un effort, une réflexion sur soi. Prendre une pilule et se sentir mieux est plus simple. Simplicité appréciée par le patient mais aussi par le médecin qui n’a pas toujours le temps de la parole ou le courage de résister à la demande.

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    Pour un sportif de haut niveau, le bonheur est de gagner des compétitions. La pharmacologie est utilisée à cette fin par des apprentis sorciers. Un athlète est une personne particulièrement saine à qui des « médecins » prodiguent des soins qui la rendent  souvent malade. Le dopage est le seul cas où en altérant la santé on augmente les performances, bien qu’un anabolisant accroît la masse musculaire sans augmenter les capacités intellectuelles.

                                                                                    

    Le médecin dans le rôle du Diable

    Conserver le plus longtemps possible l’apparence et les capacités de la jeunesse est un des attributs du bonheur. Cela a toujours été, mais dans le passé c’était un rêve que seul le Diable pouvait réaliser en échange de l’âme.

    La médecine tente de le réaliser. Il fût un temps où la vasectomie a séduit bien des hommes. Son but n’était pas la stérilisation mais un regain de jeunesse selon la théorie émise dans les années 1920, à Vienne, par le Pr Eugène Steinach affirmant que la perte de sperme avait un effet débilitant. Il préconisait la vasectomie pour lutter contre, ce qui ne pouvait que redonner de la vigueur. Des universitaires, des artistes ont été séduits par cette théorie et ont demandé qu’on leur coupe la route du sperme pour rajeunir. D’après P. Skrabanek et J. McCormick[5], Sigmund Freud et le poète dramaturge William Butler Yeats s’y seraient soumis.

    Les médecins sont aussi naïfs pour ne pas dire crédules que les autres et on ne compte plus ceux qui ont essayé sur eux-mêmes des traitements « rajeunissants » ou susceptibles de ranimer leur virilité, depuis Charles–Edouard Brown-Séquard, jusqu’aux mangeurs de DHEA en passant par Alexandre Bogomoletz qui se traita avec le même fameux sérum, heureusement inefficace, qu’il administrait à Staline.

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    Bien qu’il ne s’agisse pas là d’un objectif proclamé de la médecine, la plupart de ses actions tentent de réaliser le vieux rêve. Guérir ou améliorer une maladie qui aurait conduit à des handicaps (ou à la mort) ou retarder l’apparition des maladies par la prévention, lutte contre les conséquences du vieillissement. Les chirurgiens esthétiques ont les moyens de modifier l’enveloppe du corps, laissant aux médecins le soin difficile d’en modifier l’intérieur.

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    La cosmétique prétend également retarder le vieillissement, mais de façon plus joyeuse et plus optimiste. Elle aussi pour convaincre utilise le langage médical : résultats cliniques prouvés (par qui ? comment ?). Elle invente sans vergogne des protéines mystérieuses ou des facteurs miraculeux dont la dénomination s’inspire de la biologie. Ce scientisme impressionne. Mais en dehors de quelques allergies, il est plus ridicule que dangereux et plus néfaste pour le porte-feuille que pour la personne séduite.

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    La médecine prolonge plus la vieillesse que la jeunesse et le vieillissement prolongé reste une maladie fatale lorsque les médecins aident  à échapper à toutes les autres. La vieillesse est un succès encombrant de la médecine.

    « En ce temps là, la vieillesse était une dignité ; aujourd’hui elle est une charge » (Chateaubriand)[6].



    [1] Cité par Kûss et Grégoir, Histoire illustrée de l’urologie

    [2] Article 16-3 du Code civil

    [3] Dictionnaire de la pensée médicale (direction Dominique Lecourt) puf 2004

    [4] M. Bariéty  et Ch. Coury, Histoire de la médecine

    [5] Idées folles, idées fausses en médecine  éd. Odile Jacob 1992

    [6] Mémoires d’outre-tombe

     

    Documentation réunie avec la collaboration de Jean Waligora

    « DANS MA VILLE IDANS MA VILLE II »

  • Commentaires

    1
    Samedi 24 Mai 2008 à 03:30
    Tant de choses d'une implacable justesse,surtout sur le bonheur comme garant d'une santé sans faille ... et que dire de la psychanalyse ... !!! Je ne peux faire de remarque sur chaque paragraphe, mais n'en pense pas moins ... Amitiés . Liza
    2
    Samedi 24 Mai 2008 à 03:36
    Une pensée recueillie pour Jean Waligora . Respect infini . Amitiés-prière Liza
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