• 36. Quand il faut trancher dans le mort


    Comment parler d’organes dont on ne connaît ni la disposition ni même l’existence. Comment reconnaître les maladies, si on ne connaît pas les organes qu’elles touchent. Comment traiter les maladies si on ignore les lésions qu’elles provoquent.  La préservation de la vie est passée par la dissection des morts.

     

    Les bêtes à Claude Galien

    Au IIe siècle, Galien, le plus célèbre médecin grec après Hippocrate, disséquait des singes et des cochons, les premiers semblables à l’homme pour l’extérieur et les seconds pour l’intérieur. C’était pas mal vu, mais à l’origine de beaucoup d’erreurs. Claude Galien, médecin grec de la haute société romaine et de l’Empereur  au IIe siècle, deviendra l’alpha et l’oméga de la médecine européenne pendant  plus de quinze siècles. Galien est l’homme des quatre : quatre humeurs (sang, pituite, bile, atrabile), quatre tempéraments (chaud, froid, sec, humide), quatre qualités (sucré, salé, acide, amer), quatre éléments constituant l’homme : le feu, l’air, l’eau, la terre, animés par le pneuma, souffle divin, ce qui plaira tant à l’Eglise et donc à la Faculté. Est-il responsable de la dérive dogmatique que ses successeurs ont donné à ses théories ? Evidemment non.  Peut-on être un génie, auteur de plus de cinq cent ouvrages, de découvertes innombrables et décourager la sympathie par sa vanité ? Hélas oui. « …jamais jusqu’à ce jour je n’ai eu à rougir d’un traitement ou d’un pronostic, ce que j’ai vu arriver à des médecins très illustres… Si quelqu’un veut s’assurer la célébrité grâce aux œuvres de l’art, il peut sans fatigue recueillir ce que j’ai découvert au prix de nombreuses recherches tout au long de ma vie »[1]

    La gloire posthume de Galien a effacé celle d’un grand médecin moins arrogant : Arétée de Cappadoce qui au tournant du premier siècle décrivit de nombreuses maladies dont le diabète

     

    Le sacrilège de l’autopsie

    L ‘autopsie des cadavres humains a été le moteur de l’évolution de la médecine et si celle-ci a été si longue, c’est que la religion l’a entravée autant qu’elle a pu. Les Egyptiens comme les Grecs ne toléraient pas le sacrilège de l’autopsie. Cependant à la fin du IVe siècle AC Ptolémée Sôter, à Alexandrie, autorisa la dissection et permit à Hérophile et Erasistrate d’inventer l’Anatomie, mais l’interdit religieux reprit vite le dessus. Le christianisme et l’Islam allait le renforcer : une bulle de Boniface VIII excommuniait « les découpeurs de cadavres ».

    Au Moyen Age, les chirurgiens comprirent la nécessité de l’autopsie et les rois, qui ne pensaient qu’à la guerre, eurent besoin des chirurgiens. Frédéric II, Empereur germanique et Roi de Sicile, en délicatesse avec le Pape et excommunié, permit de nouveau la dissection des cadavres.

     

    La cérémonie de la dissection

    Dans la seconde moitié du Moyen Age, en Europe, l’Eglise admit la nécessité d’une connaissance de l’anatomie humaine. La dissection des corps humains fût permise à titre exceptionnel et selon un cérémonial. On se servait des criminels exécutés qui bénéficiaient alors de rites religieux et d’indulgences. Des officiels étaient invités, la bulle papale concernant la dissection était lue au préalable, la tête du sujet, siège présumé de l’âme, était souvent enlevée. La dissection commençait après une prière. Le cadavre était ouvert par un serviteur, le médecin ne le touchait pas et placé en hauteur et à distance, lisait à haute voix un passage de Galien en montrant avec une baguette les structures mentionnés dans le texte. Si texte et structures ne concordaient pas, on allait jusqu’à dire que Galien avait raison mais que l’homme avait changé depuis le IIe siècle. La dissection se terminait par un banquet, un concert ou une représentation théâtrale. Cette cérémonie durait au moins deux jours.

     

    L’homme qui mit la main à la pâte

    Au XVIe siècle, le Bruxellois Vésale, professeur à Padoue, de vingt trois à vingt neuf ans, eut l’audace de rectifier les centaines d ‘erreurs de Galien et fit paraître en 1543 le premier vrai  traité d’anatomie, magnifiquement illustré par Jan van Calcar, élève du Titien. Beaucoup protestèrent contre son irrespect de la chose établie et il abandonna l’anatomie pour devenir le chirurgien  de Charles Quint puis de Philippe II. A Madrid, une rumeur l’accusa d’avoir disséqué un homme pas tout à fait mort et on raconte que c’est pour échapper à la condamnation par l’Inquisition qu’il dût partir en pèlerinage à Jérusalem. Au retour, il mourût à cinquante ans après le naufrage de son navire à l’île de Zante.

                                                                                    

    Les premiers médecins légistes

    Avant  que les autopsies ne fassent parler les morts et que le médecin légiste devienne un auxiliaire de la justice, on disposait au Moyen Age d’autres méthodes pour confondre les coupables de crimes. La cruentation consistait à faire passer les suspects au-dessus du cadavre de l’assassiné, le sang devait jaillir au passage du coupable et le médecin juré en faisait le constat. Il apportait également son concours lorsqu’un suspect était soumis à la Question. Parfois on poursuivait un cadavre qui parlait par l’intermédiaire de son avocat. Lorsque le procès traînait en longueur, on inhumait provisoirement le corps, salé par le médecin juré.

                                                                                    

    De l’ancien au nouveau monde

    Au XVIIe siècle, en Europe, l’autopsie entra dans les mœurs, attirait les curieux, les snobs, et fascinait les plus grands peintres. Le sieur Aris Kindt (voleur pendu le jour même)  figure en bonne place dans le tableau « La leçon d’anatomie » de Rembrandt : c’est l’homme nu et couché que Tulp autopsie devant un public attentif,  une façon inattendue de passer à la postérité.

    Le Moyen Age a toujours eu sa place dans le nouveau monde. A la fin du XVIII ème, le professeur Shippen de l’université de Philadelphie essuya un coup feu alors qu’il se déplaçait en voiture dans la ville. Les puritains étaient indignés par les dissections qu’il effectuait et ils avaient déjà auparavant pris d’assaut le bâtiment où il enseignait l’anatomie à ses étudiants.



    Documentation réunie avec la collaboration de Jean Waligora

     


     

    [1] Cité par M.Bariéty et C.Coury, Histoire de la médecine.

    « Rendez nous les fenêtres !Les choses n'ont pas de fin »

  • Commentaires

    1
    Jeudi 2 Octobre 2008 à 20:05
    Très intéressant, illustré et raconté de cette façon.
    2
    Jeudi 2 Octobre 2008 à 20:22
    C'est touours un plaisir de lire vos chroniques médicales. Celle-ci m'amène à une réflexion. Ce respect qu'on accordait au cadavre, imposé par l'église, s'imposait beaucoup mois à l'individu vivant que l'on pouvait découper sans bulle papale dans les questions extraordinaires et les différents supplices infligés aux condamnés.
    3
    Jeudi 2 Octobre 2008 à 20:36
    Je ne peux être que satisfait que ce sujet aride et un peu... spécial ait pu vous intéresser.
    Dr WO
    4
    Jeudi 2 Octobre 2008 à 20:46
    Peut-être parce que le mort est plus prêt de Dieu. Ce n'est qu'une hypothèse. Merci pour le commentaire qui soulève une question intéressante. De tous temps les morts ont été plus respectés que les vivants. Il est vrai que les vivants représentent une menace, pas les morts.
    Dr WO
    5
    Vendredi 3 Octobre 2008 à 10:23
    Je ne trouve pas le sujet aride. J'ai toujours été une passionnée de l'humain corps et esprit. Petite, je disséquais mes poupées, ce qui m'a valu quelques corrections mémorables !
    6
    Vendredi 3 Octobre 2008 à 10:51
    Il s'appelait Claude, Galien ? Je me demande par quel stratagème on faisait jaillir le sang de la victime quand le coupable passait à côté... Ha ! Ces médiévaux, quel sauvages, on ne fait plus comme ça de nos jours !
    7
    Vendredi 3 Octobre 2008 à 11:08
    Diantre ! disséquer les poupées : vous auriez du faire médecine.
    Dr WO
    8
    Vendredi 3 Octobre 2008 à 11:17
    Oui, Claudius. Pour le sang, il y avait manifestement un truc. je pense que le coupable était désigné d'avance. Ce serait aujourd'hui une façon de pallier les retards de la justice.
    J'apprécie votre visite.
    Dr WO
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