• La médecine du bonheur

    «Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecins, mais les malades. » Jésus (Evangile selon St Marc 2/17). Bien que divine, cette affirmation est totalement dépassée.

    Pendant des siècles, la santé était définie de façon négative : l’absence de maladie déclarée. Pas de maladie, pas de médecine. Les choses ont changé, le sujet sain est également devenu l’objet de la médecine, ne serait-ce que par la prévention et les vaccinations. Mais la médecine, par ses connaissances du corps humain et les moyens qu’elle possède pour le modifier, offre des possibilités d’améliorer la vie du sujet en bonne santé apparente. En accédant à cette demande et parfois à cette exigence, la médecine se déconnecte des maladies, ne cherche plus seulement à rétablir la santé ou à la préserver, mais à modifier l’autre ou à influer sur son destin en utilisant les mêmes moyens que pour guérir. Elle  change sa nature en changeant ses objectifs. Cette orientation est plus due à la société qu’aux médecins eux-mêmes.

    En 1978, l’Organisation Mondiale de la Santé avait curieusement défini la santé comme « le bien-être complet, physique, mental et social », elle avait donné là une des définitions possibles du bonheur. En s’y référant, on peut conclure que l’Humanité entière est malade et considérer comme maladies : les désirs inassouvis, le manque d’affection, les peines de cœur, la solitude, la timidité, la pauvreté, le chômage, l’absence de talent, les incapacités, l’échec scolaire et bien d’autres raisons du mal-être. Pour suivre cette définition de l’OMS, la médecine devrait englober la santé individuelle et publique, les problèmes sociaux et intimes. Si le malheur est une maladie, la médecine se doit de contribuer à l’obtention du bonheur.

    C’est ainsi que la conception de l’enfant est devenue une affaire médicale : insémination artificielle en dehors du sexe, fécondation in vitro en dehors du corps. L’âge, la ménopause, l’absence d’utérus et même le décès d’un des conjoints ne sont plus des obstacles, mais on ne peut pas se vanter de ce que l’on peut faire sans qu’il vous soit demandé un jour de le faire. Certes, on peut arguer que la procréation est une fonction de l’organisme et le médecin aide à réaliser ce que le couple ne peut pas faire seul. En fait, ce qui est réellement du domaine médical est le traitement de la cause de la stérilité. La procréation assistée ne répond pas à une maladie mais au désir d’enfant. Aussi respectable soit-il, ce désir répond à une convenance personnelle et non pas à une altération de la santé de l’individu ou à un problème de santé publique. On traite une incapacité sans risque et non une pathologie, même si cette incapacité est mal vécue. On intervient pour le confort intellectuel et affectif des personnes. C’est une médecine du bonheur

    Les individus n’assument plus ce qu’ils sont puisqu’ils peuvent devenir ce qu’ils rêvent. La chirurgie esthétique (et non pas réparatrice) transforme des corps sains selon les critères de beauté du moment et les désirs personnels. « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne »[1]. Quelle est la nécessité médicale d’effacer les rides, d’enlever une bosse du nez, de recoller des oreilles, de relever des seins ou de supprimer des « culottes de cheval » ? Le seul argument est le mal-être, c’est à dire la recherche du bonheur, fournir à quelqu’un l’image qu’il veut donner aux autres c’est avant tout satisfaire son égocentrisme. A la décharge des personnes qui cherchent leur équilibre et pense que cet équilibre est perturbé par ce qu’elles estiment être un défaut dans leur corps et leur mental[2], les médecins ont trouvé les moyens de le corriger. Cette possibilité a suscité des besoins, la médecine est ainsi sortie de sa route, celle de la pathologie pour remodeler le sujet sain selon ses aspirations. Cela va jusqu’à la reconstruction de l’hymen réclamée par des Américaines pour assouvir un fantasme de leur conjoint, souvent associée à un resserrement du fourreau vaginal. « Qui doit décider de la limite à établir entre la convenance convenable et l’exigence inconvenante ? » (Claude Sureau)[3]. Mais contrairement au changement de sexe, ces interventions esthétiques ne sont pas prises en charge par la collectivité.

    S’il faut un certain courage pour se soumettre au bistouri, il n’en faut aucun pour avaler une pilule qui prétend lisser les aspérités de la vie, l’une d’entre elles n’a-t-elle pas été surnommée « la pilule du bonheur » ? La difficulté pour le médecin est de discerner ce qui est pathologique dans le comportement d’une personne de ce qui ne l’est pas. Entre la demande d’un « bonheur pharmacologique » et un traitement psychotrope nécessaire. Si la pilule ne résout rien, elle aide à supporter l’absence de solution.



    [1] Article 16-3 du Code civil

    [2] Une de mes connaissances ne supportant plus ses oreilles décollées (qui n’intriguaient personne), s’était décidée sur le tard à subir une intervention pour réparer l’outrage. Une seule personne a remarqué le changement : son coiffeur.

    [3] Dictionnaire de la pensée médicale (direction Dominique Lecourt) puf 2004.

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 9 Mai 2012 à 19:20
    Les villages modestes, les zones reculées, certains quartiers des grandes villes manquent de médecins et l'on déplore le manque de spécialistes chez qui ils faut parfois attendre des mois pour être reçus ! Pangloss en sait quelque chose en ce qui concerne une dent cassée ! Je comprends pourquoi maintenant, certains sont occupés à refaire des virginités factices à des insatisfaits en mal de sensations. Comme vous, j'admire la chirurgie réparatrice et la juge indispensable, mais que des médecins utilisent leur savoir pour pomper de la graisse alors qu'il suffirait parfois de manger équilibré et de faire un peu de sport, ou donner quelques centimètres à des sexes masculins me déboussole totalement !Ce n'est pas digne du serment d'Hypocrate.
    Je reviendrai décortiquer ce bel article Paul, car il est empli de bon sens
    Nettoue
    .
    2
    Mercredi 9 Mai 2012 à 20:18
    Tout ça est très sensé. Le monde actuel l'est un peu moins.
    3
    Mercredi 9 Mai 2012 à 22:20

    Vous avez un RV avec un OPH dans un an. Vous auriez un RV plus rapide si vous vouliez refaire votre nez.

    4
    Mercredi 9 Mai 2012 à 22:35
    Excellent, cher docteur Wo, voilà un article que je vais mettre de côté pour l'avoir devant moi en cas de besoin.
    5
    Mercredi 9 Mai 2012 à 22:38

    La médecine obeit malheureusement, comme les autres activités, à la loi de l'offre et de la demande. Le serment d'Hippocrate date de 400 ans avant JC et ne correspond plus à l'exercice de la médecine moderne, même si l'essentiel de son éthique est dans l'ensemble respecté.

    6
    Mercredi 9 Mai 2012 à 22:45

    Besoin de bonheur ?

    7
    Jeudi 10 Mai 2012 à 13:14
    Article dense sur lequel il y aurait mille choses à dire. Pour ma part, je dirais que, au final, ce sont nos codes moraux du moment qui définissent ce qui est médical ou pas.
    Greffe d'organe, chirurgie esthétique, pilule de l'éternelle jeunesse trouvent leur justification dans la nouvelle morale d'aujourd'hui qui nous conduit à refuser que la destinée, Dieu ou même nos gènes ( cf. la théorie du genre) décident pour nous qui nous sommes et à quoi nous devons ressembler.

    Quand la quatrième grande religion monothéiste (qui ne manquera pas d'arriver), évoquera "le Créateur de toute chose", "l'Alpha et l'Omega", il s'agira du médecin.
    8
    Jeudi 10 Mai 2012 à 13:46

    Dans le monde occidental il y a en effet une soif de liberté individuelle, une espèce de révolte contre le déterminisme et une volonté d'utiliser les techniques biologiques pour y parvenir. Il suffit qu'elles existent pour qu'elles soient mises en oeuvre. Je dirais même que ce n'est pas la médecine qui suit les moeurs mais l'inverse : les moeurs se libèrent grâce aux progrès médico-biologiques.

    9
    Vendredi 11 Mai 2012 à 17:26

    Merci MH.

    10
    Marie-Helene
    Lundi 7 Janvier 2013 à 15:57
    Bravo pour cet article brillant.
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