29 Septembre 2014
Adriaen Brouwer : "Potion amère"
Le droit à la santé met la maladie hors la loi. C'est une idée séduisante. De plus, elle est très flatteuse pour les médecins chargés de faire respecter ce droit et que l'on estime ainsi capables de rétablir la santé. Capacité ou obligation ?
Bien entendu, le droit à la santé est une idée farfelue. La santé ou l'absence de maladie déclarée est un souhait en dehors de toute législation ou de toute volonté politique. Cette expression souvent utilisée à tort évoque le droit aux soins qui, lui, est à la portée de la société.
Comment définir la santé ?
D'innombrables auteurs ont tenté de le faire. Malgré notre pratique, nous n'aurons pas la prétention d'esquisser l'ombre d'une définition. Avec la médicalisation de la société, le constat de Jules Romains dans Knock prend de la consistance : « La santé n'est qu'un mot, qu'il n'y aurait aucun inconvénient à rayer de notre vocabulaire. Pour ma part, je ne connais que des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses à évolution plus ou moins rapide ». Supprimer le problème est la façon la plus radicale d'en trouver la solution. Est-ce si absurde ? L'importance que l'on donne à la prévention fait de tout un chacun un malade potentiel, puisqu'on va jusqu'à donner un traitement à des gens qui ne se plaignent de rien pour conserver leur « capital santé ». Le « silence des organes » ne vous dispense plus des médecins.
Les médecins médicalisent la société.
Si des médecins résistent, les sociétés savantes leur rappellent leur devoir. Il faut aussi admettre que la société réclame cette médicalisation et c'est pour les politiques la seule façon de paraître efficaces sans être critiqués. L'Etat intervient de plus en plus, et légifère même pour vous obliger à vous maintenir en bonne santé ou pour ne pas influencer défavorablement la santé des autres, ce qui revient à vous infantiliser. Certaines entreprises aux USA ont instauré des mesures de rétorsion pour ceux et celles qui ne font pas d'efforts suffisants pour se maintenir en bonne santé. Plus que l'altruisme on peut surtout y voir un intérêt économique. Le monde est devenu une vaste clinique où l'on se massacre allègrement dans les couloirs en limitant les apports de cholestérol et de calories dans les chambres, lorsqu'on a la chance d'en disposer.
La médicalisation dans ses œuvres
La médicalisation la plus directe et la moins contestable est la vaccination : espérer provoquer chez un sujet sain une petite maladie pour lui en éviter éventuellement une grande.
La plus dogmatique est de faire cadrer une situation atypique avec les normes médicales. C'est ainsi que les femmes inuits accouchent vite et en sont fières. Le gouvernement canadien, dans les années 1980 et avec les meilleures intentions, les fit transporter par avion dans le sud où l'intervention médicale imposée consistait le plus souvent à ralentir le déroulement de l'accouchement, considéré comme anormalement rapide.
La plus maligne est de transformer en maladie un état naturel comme la soi-disant andropause. Avec l'âge l'activité sexuelle de l'homme diminue et le taux de testostérone diminue progressivement. Ce qu'on appelle l'andropause peut correspondre à un déficit hormonal, mais il n'y a aucun phénomène physiologique équivalent à la ménopause : les testicules ne s'arrêtent jamais de sécréter et l'andropause n'existe pas. Le choix de ce mot, par analogie , n'est pas exempt d'arrière-pensées : créer une fausse maladie pour susciter un faux besoin et faire de vrais bénéfices.
La plus lucrative est de faire prendre en comprimés ce qui se trouve habituellement dans votre assiette ou facile à se procurer à l'état naturel. Les organisations internationales avaient incité les mères jamaïcaines à se déplacer, parfois loin, avec leur enfant atteint de diarrhée pour se procurer des sels de réhydratation orale. Ce pseudo médicament, importé de Suisse, ne contenait en fait que du sel et du sucre et le sucre est la principale ressource de la Jamaïque.
La plus glamour est de mettre son art de guérir et son talent chirurgical au service de l'imperfection physique.
La plus sociale est de transformer un problème collectif en maladie individuelle comme les conséquences du stress professionnel.
La plus démagogique est de considérer une inégalité comme pathologique, tel l'échec scolaire.
La plus intime est celle de la procréation qui se fait à plusieurs et selon des modalités de plus en plus complexes, prise en charge en France par la collectivité et avec l'exigence probable dans l'avenir du bébé parfait.
La plus astucieuse est de modifier les critères qui séparent l'individu considéré comme sain de celui considéré comme malade ou risquant de l'être. Ils changent régulièrement et toujours dans le sens de la médicalisation. En abaissant les normes, le nombre de malades augmente d'un coup et du jour au lendemain. Les médecins vont plus loin et suppriment les normes pour traiter des patients lorsqu'ils les estiment menacés, en considérant que « plus c'est bas, mieux c'est »[1]
La plus obsédante est celle qui modifie le choix alimentaire et le mode de vie en culpabilisant les réfractaires, voire même en les pénalisant. Avec les meilleures intentions et les meilleures justifications.
La plus insolite est de donner un traitement pour une maladie qui n'existe pas encore, mais a une certaine probabilité d'apparaître dans l'avenir chez une personne qui ne se plaint de rien dans le présent. Démarche qui met le médecin dans une curieuse position : il peut par son intervention rendre malade une personne en bonne santé apparente en traitant les facteurs prédisposant à une maladie virtuelle, mais dont l'apparition dans le futur est incertaine. La maladie n'est pas une fatalité ; on peut mourir avant.
La plus systématique est de donner à toute la population ayant dépassé un certain âge une association de médicaments (la « polypill »)[2] dont l'efficacité relative a été prouvée dans la prévention de certaines maladies. Une vaccination pharmacologique en quelque sorte, mais à prendre chaque jour et dont l'effet est incertain sauf pour ce qui concerne le prix à payer.
La plus perverse est de prévoir l'apparition possible d'une maladie par des tests génétiques, et dont l'annonce à l'intéressé risque fort de le rendre malade d'emblée. Prédire pour prévenir ou terroriser en prévenant. « Le programme génétique remplace le fatalisme calviniste du salut par la grâce » (Ptr Skrabanek).
On peut se demander si le « droit à la santé » ne va pas finir pas nous rendre malades.
NB. Ce texte a été écrit il y a une dizaine d'années et fut déjà publié sur mon blog en 2008. Il semble bien que la tendance à la médicalisation de la société n'a fait que s'amplifier depuis.
[1] C'est en particulier vrai pour les chiffres de la tension artérielle et du taux de cholestérol sanguin
[2] Proposition faite en 2003 pour les affections cardio-vasculaires. L'âge retenu étant de 55 ans