• 4. La médecine est une science

     

    Pendant des siècles la médecine était basée sur des observations, des anecdotes, des « histoires de chasse ». On s’en souvenait parce que les cas étaient exemplaires, on les racontaient pour que les autres en tirent bénéfice, on les enseignait, on en faisait des livres. La médecine était empirique et littéraire. Les observations n’ont pas disparues, elles font l’expérience du médecin, et celui-ci ne manque pas de se précipiter dessus lorsqu’elles sont publiées dans les journaux médicaux, même si on ne peut rien conclure de quelques histoires individuelles. La médecine se veut science.

    Certes, mais c’est une science parasite. Elle a tiré ses progrès décisifs de la physique, de la chimie, de la biologie et maintenant de la génétique. La médecine seule n’est entrée dans le sein de la science que par la petite porte, celle de la statistique. 

    Où la probabilité devient une preuve
    Pour être science, la médecine doit prouver ce qu’elle avance, notamment dans le domaine thérapeutique. Les traitements doivent être validés par la « médecine basée sur les preuves ou les faits ». Concept « révolutionnaire » né dans les années 1980, « officialisé » au début des années 1990, que l’on pourrait définir ainsi : pour soigner leurs malades, les médecins doivent tenir compte des essais considérés comme sérieux parus dans la littérature médicale. Rien à dire. Mais cela sous-entend qu’auparavant les médecins ne lisaient pas, faisaient n’importe quoi ou dans le meilleur des cas, appliquaient ce concept sans le savoir.
    L’ennui est que les faits « démontrés » ne sont pas des preuves mais des probabilités statistiques. Ils ne sont applicables qu’à la majorité des sujets, à condition qu’ils possèdent eux aussi les critères d’inclusion[1] dans les essais et il est impossible a priori de savoir si la personne que l’on veut soigner en fait partie ou si l’alternative minoritaire ne lui serait pas plus bénéfique.

    Que pourrais-je mesurer ?
    L’outil mathématique fourni par la statistique que l’on utilise actuellement pour les études est à ce point séduisant que l’on a parfois tendance à l’appliquer à tort et à travers, souvent pour démontrer doctement des évidences comme l’intérêt de faire un diagnostic avant de traiter[2]. En son temps, le Pr Mathé avait proposé ironiquement de comparer le coût d’un hôpital avec malades avec celui qui en serait dépourvu. On peut aussi perdre beaucoup de temps pour résoudre des problèmes d’un intérêt limité comme établir une corrélation entre le poids et la taille à la naissance et l’état marital futur[3].

    Mais la frénésie des études conduit parfois certains en mal de publications à un haut niveau d’indécence et de cruauté, comme celle qui s’est emparée des épidémiologistes de Yale (avec l’accord de leur comité d’éthique! ) les amenant à interroger 226 malades en phase terminale de leur maladie et en ayant conscience, pour juger de leur adhésion ou non à la promesse d’un traitement salvateur plus ou moins risqué (mais qui n’existait pas) et en affirmant qu’en l’absence de ce traitement l’issue serait fatale. Les pourcentages et les courbes ont permis à ces expérimentateurs (on hésite à les appeler médecins) de confirmer une évidence : presque tous acceptaient, mais la proportion diminuait en fonction de la lourdeur du traitement évoqué et des risques encourus[4].

    Où pourrais-je mettre mon nom ?
    La frénésie des publications s’explique, c’est le champ de bataille principal des médecins universitaires. Il faut publier, même n’importe quoi[5], l’important est d’être de la revue, de préférence anglo-saxonne. C’est sur elles que sont basées notoriété et nomination. Le contenu est jugé sur « l’ impact factor » : nombre de fois où l’article est cité dans d’autres articles . Si le plus souvent c’est pour sa qualité et son apport novateur, il peut se faire que ce soit pour le critiquer et l’infirmer.Mais plus que le contenu, c’est le nombre qui importe et qui impressionne. C’est ainsi qu’il existe en général une pléthore de signataires, la plupart n’ayant le plus souvent qu’un rapport lointain ou inexistant avec le travail réalisé. En principe celui de tête est l’auteur principal, le dernier est le patron qui n’a rien fait, et entre les deux le jeu consiste à deviner si ce sont de vrais acteurs ou des figurants.
                                                                                   
    Les chiffres ça se manipulent
    La médecine aimerait être une science exacte, elle est en manque de mathématiques. Son ambition est de chiffrer tout ce qu’elle touche. « C’est l’entrée dans un nouveau mode de pensée rationnel, la disparition d’un certain romantisme médical, le passage de l’art subjectif au jugement mathématique » (François Fourrier)
    [6]

    L’introduction des mathématiques en médecine ne garantie pas la véracité de ce qu’on avance. Biaiser des données numériques, fausser des statistiques, par conviction ou par intérêt est et a été malheureusement fréquent. L’exemple historique le plus connu est au XIXe siècle celui de Francis Galton et de Paul Broca. « Le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile » disait Pierre Cabanis au XVIIIe siècle. Il était donc logique de supposer que plus la glande est grosse, plus la sécrétion est importante. On s’est donc mis à mesurer les cerveaux de l’homme, de la femme, des blancs, des jaunes, des noirs, des animaux, avec le désir avoué de mettre en évidence des inégalités dans l’espèce humaine. Que l’homme est supérieur à la femme, que l’ écart entre hommes et femmes se creuse (Gustave Le Bon) que le blanc est supérieur au jaune et au noir. Pour prouver leur théorie et satisfaire leurs préjugés, ces messieurs n’ont pas hésité à tronquer leurs chiffres[7].
    Manipulations dangereuses et vaines : l’intelligence ne dépend pas de la taille du cerveau.
    Si l’on parle volume, l’homme serait moins intelligent que l’éléphant, le dauphin ou la baleine. Si l’on compare la taille du cerveau avec le corps de l’individu, l’homme est classé premier parmi les primates, mais derrière les capucins d’Amérique du Nord et quelques chauves souris. Quant au poids, le cerveau d’Anatole France était nettement au-dessous de la moyenne et plus de deux fois moins lourd que celui de Lord Byron. Sacrée glande.
     
    Les mathématiques ça fait sérieux
    La médecine ne perd pas une occasion d’introduire des formules, des courbes, des diagrammes, des grilles, des échelles, des algorithmes, même pour saisir l’insaisissable comme la qualité de vie.
    L’ambition des médecins est de mettre en équations des phénomènes qui échappent aux mathématiques. C’est tout un art. Le QI (Quotient intellectuel) en est un exemple : il mesure l’intelligence comme la taille d’un tableau mesure le talent du peintre. Ce goût s’exprime même dans des domaines inattendus comme la psychanalyse :
    « C’est ainsi que l’organe érectile vient à symboliser la place de la jouissance, non pas en tant que lui- même, ni même en tant qu’image, mais en tant que partie manquante à l’image désirée : c’est pourquoi il est égalable à la racine de -1 de la signification plus haute produite, de la jouissance qu’il restitue par le coefficient de son énoncé à la fonction de manque de signifiant : (-1). » ( Lacan)[8] .

    Comment mettre en équations l’empirique, l’évidence et l’incertitude. 
    C’est en principe pour les aider dans leurs décisions que l’on délivre aux praticiens des recommandations d’une précision diabolique, comportant des sections, des sous sections et des sous sous sections pour paraître scientifiques, alors que les données sont empiriques et que l’ensemble pourrait se résumer en quelques phrases. Les recommandations sont elles-mêmes classées selon leur niveau de « preuves » I ou II, assorti d’un coefficient A, B, C selon la valeur méthodologique des études, ce qui pourrait se résumer plus clairement par : certain, probable, incertain. Remplacer un adjectif par une cotation ne change pas le fond, n’ajoute rien, sinon de la confusion.
    Les praticiens disposent également de grilles qui permettent de chiffrer le risque pour un patient d’être atteint d’une maladie ou de ses complications dans les années à venir. Ces grilles expriment bien la volonté d’une démarche mathématique à tout prix, elles apportent des pourcentages précis qui impressionnent, car l’incertitude est chiffrée avec exactitude. On constate aisément sans le secours des grilles et des formules (il en existe une douzaine pour les affections cardio-vasculaires), que plus le patient a de facteurs de risque pour une maladie, plus le risque de l’avoir est grand et savoir que sa probabilité d’apparaître dans les dix ans à venir est de 10 ou de 15% ne change pas grand chose pour instaurer une prévention plus ou moins rigoureuse.
    La stratification des risques est également un concept à la mode. C’est le recueil des caractéristiques d’un malade pour déterminer les probabilités évolutives de sa maladie. Concept pouvant se résumer ainsi : plus le patient a d’anomalies, plus sa maladie est grave. Stratification a tout de même une autre allure qu’évidence.
    Dans la pratique les chiffres issus des grands nombres sont un trompe l’œil, mais leur esthétique est incontestable. Le chiffre donne à la pensée intuitive une caution « scientifique » qui fait les délices des savants et que le praticien serait bien sot de ne pas accepter puisqu’on a pris la peine de penser pour lui.

    Où on élève la pensée du médecin au niveau de l'ordinateur
    Des algorithmes sont proposés au praticien, propositions guère flatteuses pour son intelligence. Labyrinthes de la pensée, très utilisés de nos jours pour schématiser une démarche intellectuelle permettant d’aboutir au diagnostic ou de déterminer le traitement. Le choix à chaque étape dépend d’une réponse par oui ou non, processus binaire ramenant la pensée du médecinau niveau de l’ordinateur. Cette démarche alambiquée pourrait en général se résumer en une ou deux phrases simples. Mais la littérature n’a pas le sérieux d’un diagramme. 

    Documentation réunie avec la collaboration de Jean Waligora

     


    [1] Caractéristiques qui permettent à des personnes qui n’ont rien demandé de faire partie d’une étude et de prendre par tirage au sort un traitement plutôt qu’un autre. Les personnes qui ne possèdent pas ces caractéristiques ou qui refusent de jouer le jeu se voient exclues de l’étude. Loin d’être un désavantage, cette exclusion leur assure un meilleur traitement, car adapté à leur cas.
    [2] BC. Delaney et coll. « Cost effectiveness of initial endoscopy for dyspepsia in patients over age 50 years : a randomised controlled trial in primary car » Lancet 2000 ;356 : 1965-69
    [3] D.I.W. Philipps et coll. « Prenatal growth and subsequent marital status : longitunal study » Br Med J 2001 ;322 : 771-2
    [4] Fried T et coll. « understanding the treatment preferences of serious ill patients ». N Engl J Med 2002;346 : 1061- 66
    [5] Le niveau de vigilance des comités de lecture des revues n’est pas toujours à la bonne hauteur
    [6] Dictionnaire de la pensée médicale (direction Dominique Lecourt) puf 2004
    [7] S.J.Gould, La Mal-mesure de l’homme, éd Ramsay 1983
    [8] Cité par Sokal et Bricmont. Impostures intellectuelles, éd. Odile Jacob

                                                                                   

    « ESCAPADES IESCAPADES II »

  • Commentaires

    1
    Vendredi 23 Mai 2008 à 03:24
    Je hais les mathématiques . Certains médecins ne savent pas lire ... je ne peux répondre qu'en néophyte ... patiente qui rend fous les médecins ... Que de choses "atterrantes" ! Et d'une implacable logique et pertinence, bien sûr . Amitiés . Liza
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    2
    Vendredi 23 Mai 2008 à 03:31
    PS Lacan a "fait fort", en l'occurrence !!! Bref, une anecdote s'agissant du QI ... Un jour j'ai voulu tenter de calculer le mien, je l'ai fait en anglais, je ne connaissais pas le sens de certains mots, j'étais à moitié anesthésiée, tout ce qui se rapproche des maths pour moi c'est l'horreur, et le comble, j'avais quelqu'un au téléphone, et une autre personnne sur Internet à qui je répondais . J'ai bouclé en une demi-heure ( on avait droit à 3/4 d'heure , et puis ... je me retrouve très au-dessus de la moyenne !!! C'est délirant . J'ai du en griller, des neurones, depuis !!! Sourire moqueur envers moi-même :) Amitiés . Liza
    3
    Jeudi 8 Décembre 2011 à 08:00
    Le bon sens de votre article m'amène à "penser", que dans le futur l'on pourrait arriver à devoir se soigner d'après des questions types posées par ordinateur, en cochant les réponses dans des petites cases... Quelle sottise, tant d'années d'étude pour en arriver là et dans ce cas que fait-on de l'expérience, la connaissance de son patient, de l'intuition aussi, qui peut être elle aussi un élément à prendre en compte, du dévouement et du réconfort apportés lesquels ne sont pas quantité négligeable : Ne se sent on pas souvent soulager rien qu'à la pensée que le médecin va prendre les choses en main ?
    Merci DR WO
    Nettoue
    4
    Jeudi 8 Décembre 2011 à 11:27

    L'article est long, il y a dedans un peu d'amertume pour le virage un peu trop technique et déshumanisée de la médecine, mais elle gagnera, du moins je l'espère, en efficacité, à condition que les moyens économiques permettent de l'appliquer.

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :