• 2. La médecine est un art

     

    « L'art de la médecine consiste à distraire le malade tandis que son affection poursuit son cours inexorable » disait Voltaire. Les médecins d'aujourd'hui guérissent  plus souvent les malades que du temps de Voltaire, mais les distraient probablement moins.

    Malgré son aspect scientifique actuel, la médecine reste un art et les praticiens, des artisans, notamment les chirurgiens. Comme eux ils travaillent le plus souvent aux pièces, ne soignent qu'un malade à la fois et acquièrent les gestes de leur métier et le maniement de leurs instruments après un long apprentissage. Mais cet art peut être exercé de diverses façons.                                                                              

    Les attraits du traitement collectif.

    L'idéal serait de donner à la médecine un petit côté industriel. Ce serait possible si un seul médecin pouvait traiter plusieurs malades à la fois. Méthode lucrative pour la médecin et qui pourrait être économique pour la société. La voie a été montrée par le Docteur Messmer avec une certaine réussite.

    A la fin du XVIIIe siècle, le médecin autrichien Franz Mesmer prétendait traiter toutes sortes de maladies avec le « fluide magnétique ». Il obtint des succès notamment avec une jeune claveciniste viennoise Mademoiselle Maria Teresa Paradies. Elle avait perdu la vue et était une protégée de l'impératrice Marie-Thérèse dont elle recevait une pension. Le Dr Mesmer fût amené à la traiter et la jeune fille parvint à distinguer le contour des objets. Les médecins qui n'avaient obtenu jusqu'alors aucun résultat, firent perfidement remarquer au père, dont ils connaissaient l'avarice, que si sa fille recouvrait la vue, la pension de l'impératrice ne lui serait plus versée et le traitement fût abandonné.

    S'installant à Paris, son succès fût tel et l'affluence si grande que Messmer mis au point un traitement collectif. Les malades encordés, disposés en cercle concentriques autour d'un baquet, étaient en contact avec son contenu (limaille de fer, verre pilé et bouteilles d'eau) par l'intermédiaire de tiges métalliques sortant du couvercle. Son fameux baquet provoquait souvent des crises d'hystérie collective...et obtint des guérisons. Les déboires, les satires, et le refus d'une expertise poussèrent Messmer à quitter Paris pour la Belgique, malgré le soutien de sa payse, Marie-Antoinette. Le « fluide magnétique » était bien parti pour faire le beurre des charlatans. Mais faut-il jeté le bébé avec l'eau du baquet ? Le magnétisme animal existe, il a été mis en évidence chez des bactéries ou les oiseaux. Et après tout c'est grâce à l'argent attiré par son magnétisme que Mesmer a pu commander à Mozart enfant son premier opéra : Bastien et Bastienne

    D'une certaine façon, le traitement collectif est aujourd'hui largement répandu sous la forme de la prévention et du dépistage où un nombre réduit de médecins impose leurs directives  à l'ensemble de la population. Dans l'exercice privé de la médecine, malgré ses avantages, le traitement simultané de plusieurs patients, tel que l'avait conçu Messmer, s'avère difficile à mettre au point. Seuls les psychiatres, psychanalystes ou psychologues  réussissent à appliquer parfaitement la méthode Messmerienne dans les thérapies de groupe où le gourou est honoré par chacun des participants en échange d'une parole devant témoins ou d'une écoute de la parole de l'autre.

    Les bonnes fées autour du lit.

    La configuration : un patient, plusieurs médecins reste en faveur aujourd'hui comme dans le passé.

    A l'hôpital, un malade - surtout s'il est « intéressant » - peut être interrogé et examiné de multiples fois le même jour. Il voit ainsi défiler toute la hiérarchie, du moins au plus gradé, finissant par connaître les gestes à faire et les questions qui lui seront posées, affinant les réponses et livrant parfois la clé du diagnostic au chef de service, dernier de la chaîne.

    Rien de nouveau si l'on en croit  une épigramme de Martial datant du premier siècle :

    « Malade, je réclame Symmaque ; le voici

    D'une bonne centaine d'étudiants suivi ;

    Sur mon sein chacun d'eux pose une main glacée,

    Je n'avais pas la fièvre et ils me l'ont donnée ! »[1]

    La visite à l'hôpital est la cérémonie pendant laquelle le malade est enfin très entouré et où l'équipe soignante lui montre le chef de service. C'est le moment pour ce dernier de ne pas décevoir son public. Le chef est reconnaissable : c'est le seul qui peut poser à tous des questions dont il connaît les réponses. Il peut parfois prendre plaisir et croire s'élever en abaissant ses subordonnés. Les mandarins sont une espèce non protégée, en voie de disparition. Les derniers représentants se dissimulent en se répandant en critiques sur leurs comportements nuisibles tout en continuant à les pratiquer pour leur compte personnel. On ne s'étonne donc pas que les panégyriques les plus flatteurs sont ceux que l'ont fait au départ à la retraite de son chef de service, car ils expriment la joie de le voir enfin partir.

    Le « staff » hospitalier permet d'exercer un art collectif de soigner en l'absence du patient. C'est une  réunion du personnel médical d'un service où l'on discute les dossiers des malades. Arène des rivalités sourdes où le patron a l'occasion d'enseigner et les assistants de se faire valoir. Pseudo démocratie de type athénien où seuls les « notables » du service ont droit à la parole et où, in fine , après avoir pris l'avis de tous ses subordonnés, le patron prend la décision thérapeutique qu'il aurait de toutes les façons prise en cinq minutes tout seul  dans son bureau.

    Le « réseau » est une idée en vogue Jusqu'à présent, le médecin consciencieux faisait du « réseau » sans le savoir, de façon informelle, avec des correspondants qu'il choisissait, pouvait changer ou ne pas solliciter lorsque ce n'était pas nécessaire. A présent le patient risque de tomber dans un réseau préformé de praticiens imposés, comme dans une toile d'araignées multiples dont il aura du mal à se dépêtrer.[2]

    Le « parcours de soins » est plus ou moins imposé au patient. Cette curieuse expression évoque une course de malades épuisés, passant obligatoirement d'un médecin à un autre, d'un examen au suivant, franchissant les obstacles du traitement en multipliant les relais onéreux. Pour respecter le slogan si souvent entendu : « soigner mieux », on pourrait agrémenter ce parcours d'un circuit touristique, en suivant les palmarès des cliniques et des hôpitaux qui paraissent régulièrement dans la presse. Se faire opérer une hernie à Montpellier, retirer la thyroïde à Lyon, les varices à Metz et revenir dans le sud-ouest, à Toulouse, pour soigner son infarctus du myocarde qui ne manquera pas de survenir après un tel périple.

    La pluralité praticienne a l'avantage d'entourer le malade d'un aréopage médical, mais si tous sont responsables de lui, aucun ne l'est vraiment.

    Quoi qu'il en soit, le patient passe encore d'un artisan à un autre et les soins dépendent de la compétence et du savoir-faire de chacun d'eux.

    Que tout le monde fasse la même chose.

    Pour que le malade ne dépende pas des fantaisies ou des trouvailles individuelles, il suffit d'imposer à tous les médecins la même façon de faire par des protocoles et des recommandations. On pourrait aller jusqu'à considérer que si un médecin ne les suit pas, il dérogerait au sacro-saint principe de précaution et devrait s'en justifier. Bel avenir pour l'immobilisme.

    Les recommandations de bonne pratique (RBP) sont des protocoles établis par les sociétés savantes ou les conférences de consensus. Guides utiles dont la rigidité évoque cependant la pensée unique de la Faculté du Moyen Age qui ne tolérait aucun écart. Pour le malade une bonne hérésie est parfois salutaire.

    Une conduite thérapeutique  doit être étayée par des études statistiques irréprochables. Il est fermement recommandé au praticien de n'utiliser que des traitements validés, de ne prendre aucune initiative, de douter de tout ce qui n'a pas été déterminé de cette façon. On se demande comment la médecine a progressé jusqu'à présent. «  La médecine n'a jamais progressé que par la transgression » (J-F Mattei, ancien ministre de la santé).

    Les recommandations des sociétés savantes et des agences officiels fleurissent et plus elles sont complexes plus elles paraissent scientifiques. Elles réduisent de fait (mais le plus souvent à bon escient) la liberté de prescription et d'innovation du médecin, à condition que celui-ci les comprenne et qu'elles ne se contredisent pas.  En cas d'incertitude, les conférences de consensus décident. C'est l'accord final d'un groupe d'experts au terme d'un débat opposant des opinions divergentes. L'une d'elles est probablement la bonne, mais n'est pas choisie. Un consensus qui concilie les divergences, est donc probablement faux. « Il nous faut refuser le  consensus qui a été inventé pour que les imbéciles ne se sentent pas seuls.» (Recteur Hélène Ahrweiler)[3].

    Les conférences répandent la bonne parole. La chaire donne de la hauteur à celui qui parle même si son discours est plat. Il arrive que multiplier les écrits, les exposés, les apparitions médiatiques conduisent à parler de malades que l'on n'a plus le temps de voir et de soigner. Lorsqu'un conférencier a un bon sujet, il peut lui servir pendant plusieurs années. Il va l‘exposer dans des lieux différents, même si l'auditoire ne change guère. Personne ne lui en veut de dire toujours la même chose, car orateur et discours ne font plus qu'un et l'un ne va pas sans l'autre.

    Les conférences, certaines sur « l'état de l'art », réunissent des médecins dans le but de regarder ensemble la projection de vues et seul le conférencier est habilité à les lire à haute voix. Le conférencier se repose entièrement sur elles. Il lui suffit de savoir les lire et d'agir comme si ses auditeurs n'avaient pas ce privilège.                                                                                                                                                           

    Les congrès assurent une diffusion mondiale. Leur mode atteint de nos jours le ridicule : autour d'une spécialité ou d'une spécialité dans la spécialité, plusieurs fois par an, avec redondance, dans une ville toujours éminemment touristique, c'est un rassemblement tourbillonnant de médecins qui ne prendront vraiment connaissance de ce qui s'y est dit qu'en lisant par la suite les comptes-rendus. C'est dans les couloirs des salles de congrès et par les seconds couteaux, assistants et internes, qu'on est au courant de ce qui se passe dans les services, des complications non dites, des pratiques non assumées, des astuces techniques gardées confidentielles, des résultats réels... Heureusement qu'il y a les couloirs.

    Le praticien, un peu perdu, empile les pilules

    Le praticien est le plus souvent dépassé et impressionné par le vernis mathématique qui accompagne chaque essai et le nom des experts qui signent les consensus et les recommandations. Il est incapable de juger de la véracité de ce qu'on lui impose et leur fait confiance. Les erreurs, les fraudes, les pressions de l'industrie pharmaceutique sont indiscernables.

    La plupart des essais sur lesquels reposent les directives des experts, qui participent souvent eux-mêmes aux études, sont parfaitement honnêtes et crédibles. Si bien que lorsqu'il est démontré - et les laboratoires s'efforcent de le faire - qu'un médicament est efficace pour une maladie, il doit s'ajouter aux autres pour lesquels la démonstration a déjà été faite. La réduction de la morbidité et/ou de la  mortalité obtenue par chacun d'eux tourne souvent autour de 30%. Il est décevant de constater que la sommation des soustractions n'entraîne pas une guérison totale, mais une multiplication des effets secondaires.


     Documentation réunie avec la collaboration de Jean Waligora


     

    [1] Cité par Kenneth Walker, Histoire de la Médecine
    [2] Il y a même des « café-réseaux »
    [3] Le Monde du 7/0 7/ 1994).



     

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  • Commentaires

    1
    Mardi 19 Février 2008 à 16:23
    Bonjour Obraska! C'est avec grand plaisir que je t'ouvre les portes de ma communauté "L'écriture dans tous ses états". J'espère que tu y trouveras un lieu de partage, de libre expression et de large diffusion de tes écrits. Au plaisir de te lire, Amitiés, Alaligne
    2
    Mercredi 21 Mai 2008 à 23:45
    Aterrée devant l'implacable vérité de l'article ... Très rares sont ceux qui la dévoilent . Et puis une remarque personnelle ... j'ai en quelque sorte lu Bettelheim avant les contes, que je connais peu ...
    3
    Vendredi 23 Mai 2008 à 03:17
    + Amitiés + signature ... Je ne vous ai jamais demandé pourquoi Dr Wo ... ( l'ignare de service !!! ) Liza
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